CINÉMATOGRAPHE 

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Christian PETZOLD
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   Yella All. VO 2007 89' ; R. C. Petzold ; Sc. C. Petzold, Simone Baer ; Ph. Hans Fromm ; Mont. Bettina Böhler ; M. Beethoven, Julie Driscoll ; Pr. Florian Koerner von Gustorf ; Int. Nina Hoss (Yella), Devid Striesow (Philipp), Hinnerk Schönemann (Ben).

      Yella, sobre et
jolie comptable trentenaire, débarque dans la petite ville de Wittemberge, dans l'Est, où elle vit avec son père, avant de s'exiler à Hanovre où elle a trouvé du travail. Elle est interceptée par Ben, un ex-mari possessif et violent, qui a fait faillite. Il prétend reprendre la relation à zéro, et s'arrange pour la conduire, malgré elle, à la gare, mais sur le pont fait une embardée volontaire qui précipite la voiture dans l'Elbe. S'ensuit toute une aventure à Hanovre qui n'est en fait que le rêve ante-mortem de la noyée. Elle se trouve embarquée dans le monde des affaires comme assistante du consultant-filou Philipp, avec qui se noue une idylle, sans que cesse de rôder un Ben évanescent autant qu'omniprésent. L'escroc Philipp fait une adepte dans la personne de Yella, possédée de l'idée, afin qu'il lui fiche la paix, de renflouer Ben à raison des deux cent-mille Euros requis pour relancer son affaire.

   Entre rêve et
réalité, hanté par l'au-delà, le film tend vers le fantastique. Le mystère repose d'abord sur une confusion des points de vue. On passe insensiblement de la vision externe à la focalisation interne, dans une délicieuse ambiguïté qui s'accorde bien avec l'ambiance fantastique. Il s'agit de feindre que le rêve de la moribonde est réalité : rapportée donc par le narrateur implicite. 
   Mais réalité semées de troubles. Troubles logiques relevant des mécanismes du rêve
d'abord. D'identité : Philipp ressemble physiquement à Ben, colérique comme lui. Il pèle par ailleurs une orange avec le même couteau et de la même façon que le père ; ou bien la faillite de Ben interfère avec une négociation de Philipp ; d'analogie de situation quand, ayant sauté dans le train après le plongeon dans l'Elbe Yella change ses vêtements trempés dans un compartiment vide dont elle tire les rideaux, exactement comme dans la première séquence de son arrivée "réelle" à Wittemberge, etc. Le rêve semble, du reste, remplir sa fonction théorique de réalisation d'un désir : celui de réussir sa vie sentimentale et professionnelle, après avoir aidé financièrement Ben à redémarrer, plus profondément : résolu la crise morale faisant suite à la rupture.
   Surviennent ensuite des anomalies physiques qui sont des déplacements de l'accident mortel. Yella est vêtue du même chemisier rouge,
le dernier porté vivante, durant tout l'épisode hanovrien, rouge pour vie, opposé à noir. Renversé par maladresse pendant une transaction délicate, le verre d'eau brisé provoque chez la jeune femme virtuelle une sensation hallucinatoire d'immersion. Le glougloutement assourdissant est accompagné du croassement d'un corbeau et du souffle du vent dans les branches - métaphore de l'envol de l'âme - entendus sur la rive de l'Elbe où échouent les rescapés dans le rêve mais sont déposés inertes les corps repêchés, dans la séquence résolutive qui reboucle le film. Troisièmement le spectateur est projeté à son insu dans un monde parallèle, ubiquitaire, où circule Ben, constitué d'un train déserté, des espaces "quelconques" des entreprises fantômes de Hanovre, des couloirs vides des hôtels, où les portes des chambres des protagonistes restent ouvertes, etc.
   Inversement, ce qui est supposé relever du point de vue du narrateur implicite est affecté par le monde virtuel. Ainsi, du train et de la gare, totalement déserts de la première séquence censée être réelle. Train dans lequel Yella a échangé son chemisier rouge contre le noir d'un deuil d'elle-même anticipé. À remarquer également que le motif sensoriel du glougloutement-croassements-souffle du vent dans les branches ne peut concerner logiquement la jeune femme.
Après un temps d'immersion fatal correspondant au délai d'arrivée des secours, elle est déposée par les hommes-grenouilles sur la berge, face contre terre. Pour brouiller davantage encore, elle a la même posture sur le ventre quand Philipp la surprend sur son lit d'hôtel et, ultérieurement, après l'amour, environnée en outre de chants d'oiseaux non filtrés par les murs. On pourrait parler de faux raccords macronarratifs.
   Comme dans son premier long métrage (cf. commentaire précédent), Petzold semble hanté par un fantasme fort, celui de l'impossibilité de vivre en ce monde. Il ne reste que la fuite, laquelle ne saurait que conduire à l'échec. Pourtant le monde du rêve est aussi celui du consultant pirate
où est emportée avec ravissement l'héroïne, qui se livre elle-même avec fougue au jeu enivrant des tripotages financiers. Les traders et autres acrobates de la plus-value ne sont-ils pas devenus, dans le monde secret de l'inavouable, les chevaliers des temps modernes ? 
   Le charme de Nina Hoss, remarquablement mis en valeur par la direction d'acteur, et le monde étrange généré par une situation limite, au lieu de soulever le doute qui questionne, nous égarent finalement dans une rassurante irréalité, que favorisent à la fois la musique, une palette agréable à l'œil, la fluidité du montage imperceptiblement porté en avant par le raccord-son, les flous et les vitrages interposés. Au total, divertissement exigeant, à l'instar d'un Audiard, d'un Ozon. 15/02/14
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