CINÉMATOGRAPHE 

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Luis BUÑUEL
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Viridiana (Viridiana) Esp. VO N&B 1961 90' ; R. L. Buñuel ; Sc. Luis Buñuel et Julio Alejandro ; Ph. José Aguayo ; M. Haendel, Bach ; Pr. Uninci ; Int. Silvia Pinal (Viridiana), Francisco Rabal (Jorge), Fernado Rey (don Jaime), Margarita Lozano (Ramona), Victoria Zinny (Lucia). Palme d'or 1961 à Cannes, interdit en Espagne jusqu'à la mort de Franco survenue en 1977.

   La novice Viridiana est le portrait de sa tante, morte le jour de ses noces vingt ans auparavant. Elle rompt ses vœux à la suite du suicide de don Jaime, son oncle qui, après lui avoir fait revêtir la parure de mariée de la défunte, a tenté de la
violer pour la garder auprès de lui. Avec l'héritage, elle décide de transformer les communs du domaine en havre d'accueil pour les pauvres. En tant que cohéritier reconnu in extremis par testament, Jorge, le fils naturel, débarque flanqué d'une maîtresse et s'emploie à revaloriser les terres à l'abandon depuis des lustres.
   Mais, attiré par sa cousine, il laisse partir sa maîtresse tout en se rabattant sur la bonne. La troupe des mendiants semble se soumettre aux règles monastiques imposées par la patronne. Un jour pourtant ils investissent la maison et s'adonnent à une véritable orgie en l'absence des maîtres. Ceux-ci les surprennent mais Viridiana est plaquée sur le lit, tandis qu'on immobilise Jorge. Il parvient néanmoins à soudoyer son agresseur qui tue le violeur (à temps ?). Viridiana traumatisée change peu à peu et découvre sa réalité de femme. Un soir elle frappe à la porte de Jorge qui propose une partie de carte à trois
, car la bonne est présente, ce qui ne semble nullement la gêner. 

   Apologue anarchiste de l'épanouissement humain,
Viridiana, tout en faisant, par une vision iconoclaste de la religion, le procès de tout système rigide, donne à voir au terme des épreuves les plus tragiques, la prise de conscience à cet égard d'une jeune femme d'abord vouée à la vie religieuse. La vision flamboyante d'un monde de laideur emblématisé par la misère physique des pauvres est à la mesure de la violence qui le sous-tend.
   Mais il y a une violence légitime. Celle de la révolte contre les oppresseurs. Ce qui suppose la destruction des obstacles. Le
crucifix-canif trouvé dans l'héritage de don Jaime y contribue par blasphème, ainsi que le fantasme de défloration de Viridiana associé au fétichisme des attributs virginaux du mariage, qui se thématise tout au long de l'intrigue. La virginité de l'héroïne trouve en outre un écho amplificateur dans celle de la petite Rita. En les observant toutes deux par la fenêtre Don Jaime satisfait doublement son fantasme.
   Le voyeurisme est le complément pervers indispensable au sacrilège salvateur. Encore mieux lorsqu'il se pimente de perversion polymorphe infantile : la petite Rita se coule partout juste au bon moment. Il se confond avec la fonction même du film. La scène du viol final se fait annoncer par une métaphore de l'écran : il s'agit de la vitre de portière de la voiture, cadrant l'entrée de la maison sous le regard du
chauffeur. Le regard pervers est évidemment très filmique. Une trouée du toit du grenier, alors que la bonne est sur le point de succomber à l'attrait de Jorge, représente à point l'organe féminin sous la pression avide de l'œil du spectateur avant que de l'être par l'idée de l'organe viril suggérée par le contexte.
   Au vrai, Viridiana est identifiée au sacré religieux qui représente le Mal absolu dans un contexte de religion d'État. L'extirper est un devoir. Rien à voir avec le viol sauvage commis par des pauvres que la misère rend éthiquement inaptes. Le blasphème est l'arme privilégiée de la révolte. Il culmine dans l'identification de la table d'orgie à la sainte Cène magnifiée ensuite par
Le Messie de Haendel, que "photographie" une pauvresse troussant haut sa jupe afin de prendre une photo avec l'"appareil" "offert par ses parents". Vision invitant le spectateur à blasphémer avec l'auteur, de même qu'on lui propose de jouir en voyeur du spectacle faussement innocent (pas de témoin diégétique) de la novice ôtant ses bas noirs.
   Mais il ne s'agit pas seulement de verve pittoresque et sacrilège de l'image. Celle-ci ne se réduit pas à la centration cognitive qui la soumettrait à un discours sociopolitique. Elle saisit plutôt les fragments d'un puzzle qui va bien au-delà du récit complet. Il est possible de suivre les traces de l'une de ces énigmes sous-jacentes patiemment tissées dans la trame du récit. Viridiana n'ose traire la chèvre. Sa main hésitante en plan serré marque même un sentiment de dégoût supposant consciente l'analogie avec le pénis. Or la poignée en bois tourné de la corde à sauter avec laquelle s'est pendu son oncle affecte la même forme, bien visible dans la scène de pendaison. Dans la première apparition à l'écran de l'objet, c'est la petit Rita, la fille de la bonne qui saute à la corde. Ses jambes seules sont cadrées puis le regard de don Jaime dirigé en raccord vers le bas. La corde a donc bien une signification érotique. Ce n'est pas un hasard si la robe de chambre de l'oncle en train de faire la cour à sa nièce est ceinte d'une cordelette. Il confisque aussi un moment la corde à sauter de Rita.
   En toute cohérence symbolique, le neveu (Francisco Rabal : Galerie des Bobines), qui achète un chien attaché à une corde n'est pas plus innocent que l'oncle. Après le suicide, Rita subtilise la corde macabre pour y sauter sous l'arbre du pendu. Ensuite, lors de la "Cène", l'un des mendiants trouve la corde à sauter qu'il se noue en guise de ceinture. C'est justement le violeur que Viridiana tentera de repousser en saisissant une des poignées (un pénis postiche !)… avant de s'évanouir : allusion à l'orgasme parfaitement corroborée. Enfin lorsqu'elle se décide à sortir de sa chambre pour rejoindre enfin son "cousin", la porte en s'ouvrant découvre suspendues d'aplomb aux patères du couloir des cordelettes à nœud coulant.
Symbolisme riche par conséquent puisque renvoyant à l'oncle qui est à l'origine de l'"éducation sentimentale" de sa nièce.
   Un mot du son pour terminer. Le dialogue est très mal sonorisé, sans aucune nuance d'intensité, ne reflétant en aucune façon le contexte matériel (la culture du son ne se ressent pas ici du travail de grands précurseurs tels que Renoir, Dreyer, Hitchcock, Tati ou Bresson). En dehors du dialogue cependant, le traitement du son peut être considéré comme véritablement artistique. D'abord parce qu'il n'y a pas de musique auxiliaire pour envahir l'univers sonore du film. Les œuvres de Bach ou de Haendel entendues ont toujours une source à l'écran. Quand Jorge découvre l'orgie aux accents du
Messie, il commence par couper le pick-up et le silence s'installe. Et puis on trouve des effets sacrilèges du montage-son : l'"Amen" concluant la prière de l'Angélus prononcée par Viridiana en plein air est suivi d'un "meuh" émanant du troupeau proche, qui lui ressemble étrangement.
   La rigueur est donc en définitive le caractère majeur du film, au sens de rigueur artistique, c'est-à-dire, relative à des liens associatifs tissant en sous-main les figures de l'enjeu véritable. 13/08/02
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