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Sueurs froides (Vertigo) USA VO Technicolor Vistavision 128' ; R. A. Hitchcock ; Sc. Alec Copel et Samuel Taylor d'ap. D'entre les morts de Boileau et Narcejac ; Ph. Robert Burk ; M. Bernard Herrmann ; Int. James Stewart (John "Scottie" Ferguson), Kim Novak (Madeleine/Judy), Barbara Bel Geddes (Madge Wood), Tom Helmore (Gavin Elster).
À San Francisco, John Ferguson dit "Scottie" (James Stewart, Galerie des Bobines) démissionne de la Police à la suite d’une course-poursuite périlleuse sur les toits, où un collègue a trouvé la mort en tentant de le sauver lui-même d’une chute vertigineuse, ce qui le laisse acrophobe.
Son ancien camarade de collège Gavin Elster l’engage afin de surveiller son épouse Madeleine en proie à un comportement inquiétant, qui relèverait d’une sorte d’envoûtement. Scottie accepte, touché par la beauté de l’épouse. Il la prend en filature. Après l’achat en ville d’un petit bouquet romantique elle se rend dans un cimetière espagnol sur la tombe d’une certaine Carlotta Valdès morte en 1857, dont elle va ensuite contempler le portrait au Musée des Beaux-Arts. Le détective est frappé par la ressemblance des deux coiffures maintenues par un chignon spiralé et la présence sur le tableau d’un bouquet identique à celui de Madeleine. Celle-ci gagne ensuite un petit hôtel lugubre et désuet à l’enseigne McKittrick, où il perd sa trace inexplicablement. L’hôtelière indique que la dame loue une chambre au nom de Carlotta Valdès.
Son ancienne petite amie Madge, toujours amoureuse, présente à Scottie un libraire au fait des anecdotes du passé de la ville. Carlotta Valdès avait été abandonnée par son riche amant qui lui avait aussi soustrait leur enfant. C’est lui qui avait fait construire l'actuel McKittrick hotel. Devenue folle elle se suicida à vingt-six ans, l’âge de Madeleine. Plus tard Elster révèle Madeleine ignorer qu’elle n’est autre que l’arrière-petite fille de Carlotta.
La deuxième filature amène Scottie à Fort Point au pied du Golden Gate, pont suspendu reliant deux rives de la baie. Y ayant effeuillé le même bouquet elle se jette dans les flots. Il la sauve de la noyade et la ramène privée de sens chez lui. La voici déshabillée et inconsciente dans son lit, murmurant « où est mon enfant ? ». Au réveil elle ne se souvient de rien. Scottie est très épris. Elle s’éclipse pendant qu’il est au téléphone avec Elster.
La troisième filature assez labyrinthique à travers la cité le ramène devant chez lui où Madeleine venait déposer une lettre de remerciements et d'excuses. Il l’aborde et lui propose une promenade en voiture. Ils roulent jusqu’à une forêt millénaire de séquoias géants. Elle lui confie le sentiment qu’elle a d’être morte depuis longtemps. Plus tard elle raconte un rêve situé dans une sorte de couvent du temps passé, où une tombe ouverte l'attendait. Un baiser passionné conclut la ballade.
Le lendemain Scottie prend le volant et la conduit à cent-soixante kilomètres dans une mission espagnole qui correspond à la description du rêve. Madeleine ne résiste pas à l'impulsion de grimper dans le campanile. "Si vous me perdez, vous saurez que je vous ai aimé" avertit-elle avant de gravir les marches du raide escalier. Lancé à sa poursuite, pris de vertige, il doit se raviser. Un cri retentit et Scottie assiste à travers une embrasure à la chute mortelle de sa bien-aimée. Il rentre chez lui sans s’occuper du reste.
Le procès l’innocente tout en le chargeant moralement. Il est hospitalisé plusieurs mois pour dépression grave, au point de ne pas réagir aux visites de Madge. À sa sortie, hantant les lieux de leurs rencontres et bien que guéri il croit voir partout la défunte. Un jour il tombe nez à nez sur son sosie dans la rue. Elle a beau s’appeler Judy Barton et être assez vulgaire, Scottie ne peut s’empêcher de la fréquenter. En fait il s’agit bien de la même femme et qui l’aime toujours. Elster en avait fait sa maîtresse pour assassiner la vraie Madeleine, dont elle était le sosie. Scottie avait été engagé en raison de l'infirmité qui lui interdisait l’étage où, substitué à Judy, le cadavre de Madeleine fut précipité du haut du clocher. Il était ainsi le témoin d’un pseudo-suicide pathologique, en réalité assassinat lucratif de riche héritière.
Le protagoniste cependant n’a de cesse d’avoir métamorphosé Judy en Madeleine. Elle en souffre, ne se sentant pas aimée pour elle-même. Il reste chaste d'ailleurs jusqu’à ce que la ressemblance soit parfaite. Mais Judy-Madeleine ne profitera pas du bonheur d’être maintenant pleinement aimée. Elle commet l’erreur de porter le pendentif qui, offert par Elster et visible sur le portrait, avait appartenu à Carlotta. Scottie a compris la manœuvre. Il emmène Judy de force à la mission et l’oblige à gravir les marches du campanile jusqu’au sommet. Mais, effrayée par l’arrivée d’une religieuse, Judy perd l’équilibre et suit le tragique chemin de Madeleine. Debout sur la corniche extérieure, Scottie peut observer le corps en contrebas sans crise. Il est guéri.
Magnifique fantasme de base conjuguant érotisme pervers et mort via la figure de l’inceste. L’ancêtre féminin ayant vécu à un siècle de là représente la mère, superlative par le recul mythologique d’une époque à la fois inaccessible et fortement médiatisée par toute sorte de vestiges palpables (l’hôtel, le cimetière, Fort Point, le pendentif), ainsi que par les figures de la géante que concrétisent l’apparition à une haute fenêtre de Madeleine au McKittrick, et de Judy à l’Empire Hotel ainsi que les séquoias, mais surtout le campanile associé à l’acrophobie. Ce qui convient au décor de la ville dont le relief montueux est mis à profit. Passé relativement proche mais aussi hyperbolisé par la haute ancienneté de l’antique forêt dont le sol tapissé de fleurs pourpres rappelle des fleurs du cimetière ainsi que le décor de salon funéraire du restaurant Ernie’s, où Scott rencontre Madeleine puis Judy.
L’interdit de l’inceste se radicalise dans le thème de la mort et du labyrinthe. Rentrant chez Madge après la promenade avec Madeleine, Scottie apparaît en silhouette improbable derrière un panneau de raphia. Labyrinthe de la filature et décors d’une majesté funèbre des monuments religieux et du musée. Située dans une ruelle étroite rappelant celle à l'aplomb de Scottie accroché par les mains à une gouttière prête à se rompre, l'entrée dérobée du fleuriste évoque un caveau. Comme si, revenu acrophobe, il avait simulé sa descente aux enfers pour y retrouver la femme mythique. Même configuration étriquée des couloirs, celui de la clinique puis celui de l’hôtel de Judy.
La grosse Jaguar vert bronze de Madeleine fait aussi la synthèse entre la voiture funèbre et la lumière de la forêt immémoriale. Ne porte-t-elle pas, avec ce manteau blanc assorti de gants et d’un foulard noirs, son propre deuil ? La route de la mission se parcourt étrangement en roulant à gauche, comme s’il s’agissait d’un reflet spéculaire, comme si le couple était irréel. L’interdit de l’inceste est cependant plus directement affirmé par le chaste déshabillage de la sinistrée, voire, par antithèse, au moyen du cadrage ostensible, d’une malice bien hitchkockienne, des sous-vêtements au séchage dans la salle de bain. Le désir sexuel frustré de Judy jusqu’à ce qu’elle redevienne Madeleine, est assez finement suggéré, dans le bref regard qu’elle jette lors d'une promenade sur deux amoureux démonstratifs allongés sur le gazon.
Mais la sexualité proscrite adopte une autre forme de clivage avec Madge, dont le nom évoque Madeleine. Madge, la femme délaissée, exerce le métier de dessinatrice de sous-vêtements féminins… Elle présente à Scottie un modèle révolutionnaire de soutien-gorge sans bretelles, dessiné par un ingénieur des sphériques sur la base de la physique des ponts. Par où l’on se retrouve transporté au fameux pont suspendu (sans bretelles) du Golden Gate. Pour compléter la figure, Scottie ceinturant de son bras libre en nageant, à la limite de la décence, la poitrine de Madeleine, la fait saillir. La thématique culmine dans la chambre d’hôtel de Judy où l’on peut voir accroché au dos de la porte du placard un sous-vêtement vert comme celui du séchage chez Scottie.
Le caractère maternel du rôle de Madge ne fait aucun doute. Quand Scottie tombe de toute la hauteur de l’escabeau, c’est en douceur dans ses bras, au prix d’un faux raccord. Faut-il en tirer des conclusions quant au sous-vêtement fétichiste associé à l’interdit de l’inceste ? C’est parfaitement cohérent avec la figure libidinale qui structure le film. Ne pas oublier qu’au générique le tourbillon est habilement associé à l’œil et que le chignon spiralé figurant le symptôme d'acrophobie désigne cette femme inaccessible comme figure maternelle. Vertige concrétisant la vision interdite du sexe auquel se substitue le sous-vêtement fétiche. En tout cas la mort de Judy en délivre le protagoniste, comme disparition de la cause vivante du traumatisme, même si c'est simpliste, à considérer que la cause véritable ne peut être que d'ordre inconscient. Quoi qu'il en soit, Hitchcock a prouvé depuis Spellbound (La Maison du Dr Edwardes, 1945) qu'il était assez versé dans ce genre de logique.
Fantasme remarquablement assumé donc par le récit qui se trouve ainsi dynamisé par des courts-circuits non narratifs mais rigoureusement motivés par un enjeu sous-jacent dramatisant.
Le filmage joue sur les suggestions du décor, sur les plans vertigineux et la mise en valeur des indices tels les couleurs, la configuration de l’espace, les jeux optiques comme le travelling de recadrage en gros plan en guise de vision subjective du portagoniste. Le changement de personnalité de Kim Novak est hallucinant, comme si Hitchcock voulait ici faire la démonstration de sa théorie selon laquelle l’acteur n’est qu’un moyen parmi d’autres, que l’essentiel est entre les mains du réalisateur : salutaire témoignage dont on ferait bien de se soucier au lieu de pratiquer le culte de l'acteur comme le fait massivement aujourd'hui la critique au détriment de la filmicité.
En revanche l’émotion ressentie vient surtout de la belle musique de Bernard Herrmann, qui ne cesse de dicter à l’action son propre pathos, certes raffiné, dans une riche palette de timbres et de thèmes sur rythmes ralentis, tendant à l’expression de la mélancolie funèbre. Une ritournelle romantique inspirée d'une sonate de Chopin exprime le sentiment amoureux, tandis que les moments de surprise ou de basculement sont surcommentés par des chorus de trompettes, de trombones, ou des staccatos des violons. Accompagnement musical ad hoc quant à la folie, la peur, la survenue de la femme aimée, etc., qui se substitue à la liberté du spectateur. Comme si l'image filmique ne disposait pas par elle-même de moyens propres. Otez la musique auxiliaire et c'est tout le film qui se casse la figure. Hitchcock est pourtant un génie de la bande-son, il l'a prouvé avec Fenêtre sur cour et il le confirmera avec Les Oiseaux. Vertigo (dommage que le titre soit si mal traduit !) en porte toutefois des traces consistant dans l'utilisation rythmique et dramatisante des bruits environnants : klaxons, sirènes, ressac, pas, etc.
On ne peut en définitive que regretter ce manque de confiance dans la filmicité elle-même, par laquelle seule peut s’épanouir la poésie véritable en termes d'image-son. La grande erreur de Hitchcock est peut-être cela même qui a fait son succès : la volonté déclarée de diriger le spectateur. 15/08/09 Retour titres