CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Éric ROHMER
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Le Rayon vert  Fr.  16 mm couleurs 1986 94' ; R., Sc., E. Rohmer ; Dial. E. Rohmer et Marie Rivière; Ph. Sophie Montigneux ; Son Claudine Nougaret ; Mont. Lisa Hérédia ; M. Jean-Louis Valero ; Pr. Les Films du Losange ; Int. Marie Rivière (Delphine), Vincent Gauthier (Vincent, l'ébéniste)Rosette (Françoise), Béatrice Romand (Béatrice), Carita (Lena, la Suédoise).

  

   Depuis deux ans séparée de Jean-Pierre et maintenant lâchée par Caroline avec laquelle elle devait séjourner en Grèce, Delphine, secrétaire, se retrouve seule pour les vacances d'été. Comme elle semble dépressive, sa famille et ses amis lui proposent diverses solutions, mer ou montagne, qu'elle adopte d'abord pour finir par abandonner à chaque fois. La communauté proche voudrait valoriser à ses yeux une certaine conception de la liberté d'une jeune femme seule ouverte à toute opportunité amoureuse. Delphine, qui semble aspirer à plus grande satisfaction de l'âme sans en concevoir le possible, ne supporte pas les passades. De retour de la montagne à Paris, elle tombe sur une amie qui lui propose de lui prêter un appartement à Biarritz, où errant au bord de la mer, elle surprend une conversation sur le rayon vert, dite "histoire d'une héroïne de conte". Fort difficile à voir, le rayon vert (quand on le voit, "on est capable de voir ses sentiments"), fulgurant phénomène lié au coucher du soleil, apparaît comme le symbole de sa quête impossible. Sur la grande plage elle sympathise avec Léna, une Suédoise à l'esprit aventureux, mais se refuse à la suivre jusqu'à ses pérégrinations nocturnes. Une fois de plus elle va écourter son séjour. À la gare de Biarritz, dans un beau clair-obscur marquant un tournant du destin, une conversation s'engage, après regards échangés, avec un jeune ébéniste. Métamorphosé en ange par un effet de cadrage sous le regard de Delphine, il va passer le week-end à Saint-Jean de Luz. Elle trouve le courage de lui demander de l'y emmener. Ensemble ils y verront le rayon vert, évident prélude à un engagement amoureux d'ores et déjà investi.            


       Le sous-titre "Comédies et proverbes" se réfère au romantisme de Musset. Les vers de Rimbaud en exergue, "Ah que le temps vienne où les cœurs s'éprennent !" résument avec force le plaidoyer qui sous-tend l'histoire. Autant d'indications du côté "romantique" de l'héroïne et de la force d'une aspiration. Mais il s'agit bien de la libre adaptation de la fiction écossaise Le Rayon vert, de Jules Verne, histoire d'amour autour du rayon vert, d'une jeune fille résistant à la pression des convenances de son milieu.
   La condition de secrétaire nous épargne le ton littéraire cher à Rohmer. Davantage, elle donne au dialogue improvisé toute sa liberté. M
ieux qu'un dialogue bien léché, médiatisant remarquablement le corps, petites naïvetés et platitudes concrétisent la fragilité et la fraîcheur d'une jeune femme qui doit affirmer sa singularité malgré le poids écrasant de la sagesse consensuelle. 

   Le cinéma est, paradoxalement, un artifice tributaire de la crédibilité de la réalité enregistrée. Autant que le décor, la parole et le corps, la parole dans et par le corps, sont à cet égard un élément essentiel. Davantage, le son direct, au risque de brouillage des multiples sons ambiants, est à l'environnement ce qu'est la parole au corps. Et ce dernier dépend aussi de cet environnement, qui trouve son pendant visuel dans les fréquents contrechamps sur des personnages inconnus dans des situations indépendantes de l'intrigue.
   La plupart des acteurs aujourd'hui se contentent de réciter leur texte, souvent pressés comme si ne comptait que l'information pure, auquel cas l'expression des personnages prend exactement le statut d'une déclamation off, désincarnée. Un Renoir, un Vigo, avaient compris dès les premiers parlants que la voix ne doit pas être soumise au script, mais aux corps et aux substances dans lesquelles ils baignent. Plus subtilement, un Bresson ultérieurement mettait en léger retrait le timbre (la fameuse "voix blanche") pour ne pas anticiper sur la marche des corps.  
   Non pas naturalisme, car il ne s'agit pas d'imitation mais d'action. Alors que le naturalisme doit calculer ses moyens pour atteindre à l'effet de nature, l'action directe sous l'œil de la caméra se donne comme telle jusqu'à l'extravagance. Isolé, un plan de Delphine peut paraître excessif ou ridicule, alors que l'ensemble n'est que grâce à donner à sentir l'invisible d'un mouvement complexe derrière les apparences.
   Ce qui ne saurait exclure la médiation nécessaire d'une stratégie. De même que tout devient vert dans l'imagination des personnages obsédés par le rayon qui se dérobe
dans le livre de Jules Verne, le film se pare en son décor et ses accessoires de cette couleur matérialisant un désir sous la forme du motif visuel. Il est soutenu par la forme artificielle du journal sur une période d'un mois (du lundi, 2 juillet au samedi, 4 août), télos chronologique empêchant de s'identifier à la névrose de l'héroïne en tant qu'elle est toujours déjà surmontée par la promesse, à terme, du rayon. La découverte sporadique d'une carte à jouer perdue marque, comme prédiction de bonne aventure, les étapes d'une progression (si abusivement soulignées fussent-elles, hélas, par la plainte des violons en "fosse"). Ce qui est alors émouvant c'est d'avoir pu accompagner un trouble qui trouve à se dépasser, mais sous une forme dialectique, admettant les contradictions qui marquent le processus de maturation. Lena, par exemple, bien que finalement rejetée, aura, par sa positivité, donné à la sinistrée la force de sa résilence. C'est l'horloge de la plage, en suggérant par le temps passé indiqué une longue ellipse qui signale l'importance de cette rencontre.
   Bref, le seul Rohmer, à mon sens, et en raison probable de ce qu'il dépend, selon ce qu'on sait, moins d'un script que les autres, qui soit vraiment digne de la cause du cinéma. 
14/07/19 Retour titre