CINÉMATOGRAPHE 

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Kon ICHIKAWA
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La Vengeance d'un acteur (Yukinojo henge) Jap. VO Scope-couleurs 1963 113' ; R. K. Ichikawa ; Sc. Daisuke Ito, Teinosuke Kinugasa, Natto Wada, d'après le roman d'Otokichi Mikami ; Ph. Setsuo Kobayashi ; Déc. Nishioka ; M. Yasushi Akutagawa ; Pr. Daiei ; Int. Kazuo Hasegawa (Yukinojo, Yamitaro), Fujilo Yamamoto (Ohatsu, la voleuse), Ayako Wakao (Namiji), Ganjiro Nakamura (le seigneur Dobé, son père), Raizo Ichikawa.

   Grand interprète kabuki de rôles féminins à Edo, Yukinojo se doit de venger le suicide de ses parents par suite de leur ruine, jadis provoquée à Nagasaki par l'ancien magistrat Dobé et les marchands Kawaguchiya et Hiromiya. Pour mener à bien sa mission, il se laisse aimer par dame Namiji, maîtresse en titre du Shogun et fille de Dobé, lequel favorise leurs rencontres à titre thérapeutique, sa progéniture étant atteinte de langueur.
   Durant ses allées et venues nocturnes secrètes, Yukinojo croise et son ancien compagnon Heima, qui veut le tuer car autrefois distingué à sa place par leur maître commun en arts martiaux, la grande voleuse acrobate Ohatsu, amoureuse de lui mais dangereuse, et Yamitaro son admirateur, voleur fameux, généreux aux pauvres qui, témoin de sa vengeance, lui apporte son aide. Yukinojo intrigue pour provoquer la brouille entre les trois meurtriers de ses parents. Dobé étrangle Kawaguchiya et Namiji poignarde à mort Hiromiya qui voulait l'enlever pour se venger de son père. Ce qui lui procure un mortel choc moral. Appelé par Yamitaro, Yukinojo assiste aux derniers instants de sa bien-aimée puis, en se faisant reconnaître, amène Dobé à s'empoisonner. L'acteur, ayant juré à l'âme de Namiji de l'aimer à jamais, se retire du théâtre et disparaît de la vie de ses admirateurs.

   Mêle avec brio les genres, grâce au caractère ludique, portant aussi bien sur le récit et le jeu des acteurs que sur le filmage lui-même. Car le parcours du travesti est en interférence continuelle avec les coulisses de la vie nocturne qui l'infléchissent, le rythment, le dramatisent, bref le mettent en perspective.
   Incarné par le même Hasegawa, le voleur Yamitaro figure plaisamment le double du héros admiré. Mais comme lui, il joue un rôle social phare, qu'envie le petit voleur Hirutaro, négligé par la police comme "menu fretin". Les efforts du petit pour imiter le grand voleur, construisent un récit secondaire, double-fond du récit des voleurs, lui-même double-fond de celui de Yukinojo, tout en assurant une fonction didactique comme témoignage omniprésent des actions du personnage principal.
   Celui-ci est tout aussi multiple. Non seulement dédoublé dans son alter ego des bas-fonds, par le cadrage de son reflet
spéculaire ou par l'indépendance de son ombre mais aussi feuilleté par la superposition de niveaux de rôle discordants. Discordance d'une part entre le jeu de l'acteur sur scène et son comportement dans le privé - joué également puisque travesti -, d'autre part entre ces apparences et le monologue intérieur. De plus, après l'avoir cru fragile en raison de son comportement timoré, de sa voix féminine et des aides acceptées, on découvre au contraire que c'est un redoutable technicien du combat, capable de vaincre cinq adversaires à la fois. Le leurre levé se mue donc en une nouvelle discordance.
   L'effet d'ironie qui en découle prend en outre un délicieux surcroît de recul métanarratif quand la copie, qui est le même à la ville, confie à la fin au modèle : "J'ai l'impression que nous sommes un peu comme des frères". Ou que la voleuse amoureuse Ohatsu, découvrant soudain la ressemblance avec son idole, porte son dévolu sur Yamitaro. Quittant son métier pour se refaire une virginité à Osaka, ville natale de l'acteur, Yamitaro prend insensiblement la place de Yukinojo qui, disparu de façon énigmatique, laisse une case vide qu'occupera en fin de compte son disciple monte-en-l'air Hirutaro, comme dans un jeu de patience.
   Tout tend au décalage ironique, y compris la façon incidente dont les trois ennemis sont renvoyés dos à dos, en une surenchère de bassesse et de cupidité avant de s'entre-déchirer. Paradoxalement pourtant, le registre du film est d'autant plus tragique qu'il est ainsi dédramatisé. L'accompagnement musical de romance hollywoodienne gagne en nécessité interne d'y contribuer de façon imperceptible, sans bousculer en apparence les habitudes du spectateur.
   Le filmage en Scope s'accorde parfaitement avec ce registre sur la base d'un espace épuré, qui prolonge le hors champ latéral et s'enfonce dans l'épaisse profondeur nocturne jusqu'à se convertir en hors champ frontal à partir d'un seuil indéterminé. Des bâtisses démesurément longues s'étirent entre les bords latéraux qui amorcent les ténèbres de cet univers mystérieux concrétisant l'étrange personnalité du héros. Les policiers pensant avoir capturé Yamitaro au lasso découvrent à l'autre bout la corde nouée à un arbre. En considérant aussi la capacité des voleurs au déplacement
vertical, l'espace habitable imaginaire du film transgresse celui à deux dimensions du cadre pour rayonner puis s'évanouir dans toutes les directions.
   Ce délire cognitif est souligné par la façon dont se détachent les objets dans le contexte néantisé et par le choix de couleurs, qui y conservent leur
vivacité. Néanmoins, le brouillard lors du meurtre de Hiromiya par Namiji ou un vitrage de velum que traverse un message lancé du dehors, dotent le jour de la même géométrie multidirectionnelle.
   Mais cet usage du Scope ne tombe jamais dans le dogme esthétique. Il se dénonce lui-même à décadrer les scènes intimistes au format classique par l'inclusion d'un mur occultant la moitié de l'écran. Mieux, dans les champs-contrechamps, le malicieux subterfuge s'affiche en permutant la position du mur au côté
opposé.
   En bref s'il ne bouleverse pas l'âme, ce film atypique parce que libre, de chavirer les coordonnées cognitives corrélativement au développement du thème, entraîne le spectateur dans un travail déconstructif mettant autrement à nu le pathétique.
25/04/05 Retour titres