CINÉMATOGRAPHE 

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Frank BORZAGE
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L'isolé (Lucky Star) USA  Muet N&B 1929  97' ; R. F. Borzage ; Sc. Sonya Levien d'apr. une nouvelle de Tristram Tupper ; Ph. Chester A. Lyons, William Cooper ; Mont. H.H. Caldwell, Katherine Hilliker ; Pr. Fox Film Corp. ; Int. Janet Gaynor (Mary Tucker), Charles Farrell (Tim Osborn), Guinn Williams (Martin Wrenn), Paul Fix (Joe), Hewiga Reicher (la mère de Mary).

  Livrant le lait de la modeste ferme maternelle aux électriciens à pied d'œuvre sur la ligne, la petite Mary, qui a tenté de les gruger d'une piécette, se chamaille avec Tim et son chef Martin. Elle mord Tim qui la fesse. Après deux ans d'absence, le fesseur revient de la guerre de France sur une chaise roulante, alors que Martin fait le joli cœur sous un uniforme usurpé. Une amitié naît entre Mary et Tim, qui prétend civiliser cette sauvageonne puis réalise avec trouble qu'elle est devenue femme. La mère de Mary interdit à sa fille la fréquentation d'un infirme tandis, qu'alléché par la chair fraîche, Martin la convainc qu'il serait, lui, le gendre idéal. Ce baratin tombe dans l'oreille, qui n'est pas d'un sourd, de Joe, le voiturier public qui l'accompagne. Tim assure à Mary venue en cachette qu'elle doit obéir à sa mère, ajoutant qu'il ira lui parler à un moment.
   Le moment choisi tombe le jour où la jeune fille doit prendre le train avec Martin pour les épousailles. Mais une tempête de neige rend
impraticable la chaise roulante  et, dépêché par Mary, Joe ne peut aider Tim à grimper dans sa voiture. Ce dernier s'empare d'une paire de béquilles et avec un effort de volonté surhumain, après mille chutes dans la neige épaisse, atteint la gare juste avant le départ du train. Martin n'hésite pas à frapper l'infirme pour défendre sa proie, mais Joe intervient, soutenu par des témoins. Traité de vaurien, il est mis de force dans le train qui s'ébranle. Mary et Tim miraculeusement sur ses jambes s'étreignent. Tim acquiesce à la question de Mary s'il s'agissait bien de cela lorsqu'il disait économiser ses jambes pour une grande occasion.

  Très joli conte de fées, bien ancré dans un méticuleux naturalisme du décor. Extérieurs montueux et vallonnés, permettant le mouvement dans toutes les dimensions de l'écran, idéalement champêtre tel qu'un jeu de la fermière avec animaux, bidons de lait, chemins tortueux, ruisseaux et cascades : imagerie appropriée. Et en même temps attention extrême portée aux techniques et aux gestes qui les accompagnent ; travaux de la ferme au lever du jour, traire, transvaser le lait et le livrer en charrette attelée. Les électriciens grimpent au poteau avec tout l'équipement ad hoc.
   Mais l'infirmité de Tim exalte l'effet de réel en se muant en performance virtuose. La chaise roulante est l'élément mobile des dispositifs techniques auxquels elle s'intègre exactement. L'eau est puisée dans la rivière à l'aide d'un seau suspendu à une corde
coulissant sur des poulies manœuvrées depuis la maison. L'infirmité a démultiplié les pouvoirs de Tim. Véritable équilibriste de la chaise roulante, plus autonome que n'importe quel gaillard, il s'est même aménagé une forge dans sa cuisine. L'infirmité est une invention de la malveillance publique. "Je te donne 10 cents de plus parce que tu n'as pas eu pitié de moi" dit Tim à Mary. L'infirme véritable c'est le fanfaron Martin, beau bipède intégral toujours vautré. Le conte nous dit qu'il n'est là que pour mettre en valeur la lutte et le triomphe de la pureté.
   Il y a donc un imaginaire associé à une morale et appuyé sur une quête du vrai, laquelle culmine dans la direction d'acteur. L'expression des gestes et du visage tient sa force de vérité de l'inflexion, c'est-à-dire d'être pris dans une durée. Les sentiments naissent littéralement sous nos yeux. Ce n'est pas de l'instantané photographique mais du filmique. Ce qui veut dire aussi une économie spécifique.
   Économie du cadre en tant qu'émancipé de la linéarité syntaxique. Tim et Martin au sommet d'un poteau
se battent entourés de câbles électriques tendus comme les cordes d'un ring. Pas besoin de carton explicatif, voilà de l'intensif dont l'économie est à la mesure de la valeur ultime de l'enjeu. Dans le dernier plan le couple s'étreint sur la voie ferrée comme une vaste perspective s'ouvrant à eux en profondeur de champ. À droite quelques bidons de lait invoquent la douceur des travaux et des jours. 
À l'extrême arrière-plan, minuscule traversant de gauche à droite, le train qui emporte le dernier obstacle à leur bonheur.
   
Économie du montage, qui trouve, dans le plan-séquence surtout, une forme appropriée aux tourbillons acrobatiques sur roues de Tim, et donc à la puissance de son action dans l'adversité. Décor, cadrage, caméra et montage sont soumis à cette puissance, de sorte que les virevoltes de Tim et le filmage ne font qu'un. Cadré latéralement en plan moyen, regard porté droite-cadre, Tim attendant Mary à déjeuner, met le couvert, calé sur sa chaise roulante au bout de la table qui est parallèle au plan de l'écran. Bordé à l'extérieur par le chemin le mur de façade se trouve derrière lui, hors-champ, et le cadre inclut à l'arrière-plan à sa gauche donc perpendiculairement au chemin, une fenêtre qui commande l'arrivée du village. Reculant en pivotant à sa gauche d'un petit quart de tour pour libérer sa main droite, ceci accompagné par panoramique droite-gauche découvrant derrière-lui une deuxième fenêtre à la gauche de laquelle il saisit une chaise que, accompagné en panoramique inverse plus court de façon à garder cette fenêtre dans le cadre, il dépose pour son invitée en bout de table en la faisant passer des deux mains en arc de cercle devant lui. Mais comme il contemple, à sa gauche, cette place déjà inconsciemment chérie, il est attiré par le bruit de l'attelage de Mary, qu'on voit passer par la fenêtre derrière-lui. Il tourne alors la tête complètement en arrière ce qui entraîne un pivotement dans le même sens. Aussitôt il pivote en sens inverse et fonce vers l'entrée qui se trouve hors-champ plus à gauche. Changement de plan avec raccord dans le mouvement : le voici face à l'entrée dans laquelle s'encadre Mary perchée sur sa charrette. Soulignée par les mouvements d'appareil, la seconde fenêtre fait rayonner, avec la trajectoire du désir dynamisée par les voltes de la chaise roulante, l'arrivée imminente à la porte qui lui succède.
   On peut dire que le parlant n'a fait de progrès que dans la mesure où le son participe d'une telle économie d'écriture. "Presque jamais !" rétorque quelqu'un dans l'assistance. Quel mauvais esprit, soyez poli au moins ! 20/02/18
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