L'ART
POUR L'ESPRIT (1)
Surmonté
d'une monstrueuse excroissance cérébrale qui
prétend exercer le contrôle, l'homme est un animal
déraciné, réduit à assurer
avec de faibles moyens la sauvegarde de ses équilibres
vitaux.
Par bonheur, il dispose de pratiques régulatrices.
Ainsi de l'art pour l'esprit, cette force étrange, ne
s'accomplissant qu'avec la culture qu'elle contribue à
développer pour qu'en retour s'ensemence à chaque
fois autrement le terreau cortical. Le nouveau-né est
doublement étranger au monde qui l'accueille,
sommé de s'assimiler à grand-peine ce qui est la
condition de son humanité, la culture, tout en
étant porteur d'exigences qui la bousculent :
étranger par conséquent du dehors puis du dedans.
Si l'art peut se prévaloir ici d'une fonction
c'est bien de réapproprier les valeurs au mouvement de
l'esprit procédant de l'incessante irruption de forces
neuves.
Mais l'esprit humain est aussi dévoré
d'inquiétude fondamentale. Non seulement
absurdité du néant ou contingence de l'homme dans
l'univers, mais folie de l'esprit lui-même : voué
à défier l'impossible, à s'effrayer
soi-même d'oser l'inconcevable ou, pour surmonter le spectre
du néant, à se projeter d'extravagants horizons
imaginaires.
Nulle doute que, seul apte à
réconcilier avec lui-même l'esprit
désemparé, l'art est une des rares prouesses de
la culture à hauteur des enjeux spirituels.
Encore ne s'agit-il pas tant en soi de la teneur d'actions
capables d'infléchir le destin, que de savoir ce qui les
légitime. Car nulle molécule de sagesse ne vient
tempérer la constante avidité des forces du
renouvellement et rien n'est donné d'avance pour
succéder au renversement de l'ordre ancien. On va
jusqu'à suspecter le Bien de gripper le jeu de l'aventure
humaine, le meilleur et le pire étant mis à
égalité. Favorisé par les
médias qui multiplient les débats contradictoires
sans exclusion de tendance, au nom des valeurs
démocratiques, le mépris peut revendiquer la
même utilité sociale que l'amour de
l'humanité. Davantage, on a vu des peuples entiers devenir
aveugles aux intérêts de leur propre
dignité, voire de leur survie.
S'il y a espoir de discernement, c'est toujours à
l'art que nous le devons, à la brutalité d'un
éclairage capable tout à la fois d'abolir la
rassurante confusion idéologique des catégories,
de tourner en dérision la soumission à
l'inessentiel, de faire éclater l'évidence de ce
qui est vital au présent et au futur.
Il serait donc question d'une fonction éthique.
Certes, mais l'art n'a pas à prendre la parole. S'il pouvait
formuler ses exigences, il verserait dans ce qu'il n'est pas : le
discours savant. Rien n'est plus contraire à sa condition
que le message et dans la mesure où elle suppose une
déclaration, la question de l'engagement s'avère
être un faux débat. Le propre de l'art est au
contraire de suppléer à la faiblesse du discours
qui, pour formuler les questions essentielles, requiert un lourd
arsenal conceptuel appuyé sur un acquis de savoirs
considérable. L'art au contraire a des raccourcis
vertigineux où s'abolit l'opposition entre raison et
passion. Alors que la science s'adresse à cette fragile
émergence appelée conscience,
l'expérience artistique ébranle la
totalité de l'être. Ce qui entraîne
nécessairement des modifications du comportement moral,
social, politique. C'est donc en aval que pourra se produire un effet
d'engagement.
De cette redistribution des frontières entre les
fonctions psychiques dans la démarche artistique s'ensuit un
bouleversement des règles du langage qui en est le support.
La philosophie, elle, ne réinvente pas le langage. Si par
chance elle bâtit de nouveaux paradigmes, les vieilles
procédures opératoires restent seules valides
pour articuler sur ces bases un questionnement inédit. Le
philosophe ne retire pas sans s'être excusé la
chaise présentée du même geste au
postérieur de l'invité charmé. Sans
prendre de gants au contraire, l'art vous saisit d'emblée
à la gorge. La transversalité de ses voies
défait le jugement qui tient
généralement lieu de masque commode.
Sommé de déposer armes et bagages, on ne peut
qu'être rendu sur le point de savoir avec Cioran que "dans cet univers provisoire nos
axiomes n'ont qu'une valeur de fait divers".
En considérant néanmoins qu'il n'est
guère question de prise de conscience, laquelle est
toujours-déjà frelatée par le
dogmatisme inhérent à toute satisfaction, l'art
ne saurait laisser l'esprit en repos. Contrairement aux produits
jetables de la consommation, il continue indéfiniment, sans
s'y réduire, à travailler son
tréfonds, pour
nous empêcher de mourir de la vérité dirait Nietzsche.
Cette impulsion salutaire se prolongeant au-delà
du contact concret avec l'œuvre artistique, jointe au
sentiment qui l'accompagne de l'immensité de l'esprit,
accrédite en outre la doctrine platonicienne d'un ciel des
idées. Isolant l'essentiel de l'accessoire, loin des
consensus dominants qui ramènent le monde
intérieur à des configurations
grossières, l'art satisfait au besoin de plonger dans les
abysses de l'esprit pour en éprouver la vocation
à affronter l'impossible.
En cela il prend le relais du sacré dont nous a
privés la marchandisation
généralisée en ravalant l'absolu au
rang de valeur d'échange. De ce qu'elle répond au
primordial besoin de transcendance de l'Homme, l'œuvre d'art
véritable, est en effet aujourd'hui le seul produit connu
susceptible de s'acheter sans appartenir au monde qui en permet la
transaction.
Au total, l'art se dérobe à toute
mesure. D'où la difficulté. Ce que je
perçois de prime abord dans l'objet artistique n'est que
l'émergence palpable d'un jeu qui met à mal les
catégories admises et ouvre sur un travail de remaniement.
Ce qui le règle est un enjeu essentiel de l'existence
humaine. Enhardi par les découvertes des sciences de
l'homme, notamment la récente éthologie humaine,
je n'hésite pas à lui donner le nom d'amour.
D.W.
NOTE
1) Texte pour le catalogue de l'exposition
consacrée au peintre Denis Ansel, du
23 janvier au 7 mars 2004 à Mulhouse. Retour