CINÉMATOGRAPHE 

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Sharunas BARTAS
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Seven Invisible Men (Septyni nematomi zmones) 2005 couleur 119' ; R., Sc. S. Bartas ; Ph. S. Bartas ; Son Vladimir Golovnitski ; M. Vytautas Leistrumas ; Pr. S. Bartas et Paulo Branco/Gemini Film (Fr), Kinema Group (Li), Maragoa Filmes (P) ; Int. Dmitrij Podnosov (Vanechka), Rita Klein (Masha), Aleksandre Saulov (Pasha), Saakamush Vanyan (Mila), Donis Kirilov (Bobik), Igor Cygankov (Karpusha), Julija Jurchenko (Dochka).

   Nuit urbaine en Crimée. Une bande de cinq, quatre hommes et une femme, dont Vanechka qui semble être le chef et Masha sa copine, volent une voiture. À travers la steppe ils fuient la police survenue dans l'immeuble à moitié désaffecté qu'ils squattaient sans doute. Au soir, halte bien arrosée dans une boîte. S'esquivant par derrière, Vanechka file avec la Mercedes pour la revendre. À pieds il va rejoindre sa femme Mila et sa fille naguère abandonnées et vivant dans une ferme isolée avec quelques parents.
   Après un début difficile, l'infidèle est accepté mais la bande rapplique et s'installe. La rivalité entre les deux femmes rajoute à la tension, encore aggravée par la jalousie d'un parent et autres impalpables passifs familiaux. En soirée autour d'une table la violence monte avec l'aide de la vodka. Pugilat. Vanechka aveugle un de ses acolytes avec une sorte de taser. Effrayée par le bruit sa fille en s'enfuyant renverse la lampe à pétrole qui déclenche un incendie. Au matin ruines fumantes. Vanechka qui, choqué, s'est isolé à distance pour fumer est abattu par le jaloux.

   Ce qui domine est la contemplation d'un monde à la fois beau par ses vastes étendues que magnifie quelque coucher de soleil, qu'animent ses dindons, chevaux chèvres et cochons, et pitoyable dans la misère de l'homme que n'exclut pas un certain pittoresque des faces édentées et burinées longuement scrutées dans un décor dégradé. Pauvreté à laquelle sans doute le protagoniste ne peut échapper que pour la précarité urbaine du malfrat. Une misère se traduisant fortement dans l'omniprésence de l'intoxication par le tabac et l'alcool.
   L'instrument de la contemplation est le long plan fixe jouant des valeurs extrêmes, avec prise de son direct à la fois sensible et distinctive, qui enregistre dans la transparence plusieurs niveaux sonores, depuis le bruissement proche jusqu'à la rumeur lointaine. Ce qui revient à une enquête documentaire sur les mœurs d'un milieu social particulier, notamment quand l'alcool délie les langues et que l'on pousse sa chansonnette avant de sombrer dans le sordide des frustrations et de la violence. Il en résulte un récit imperceptible parce que décousu d'être soumis à la présence et à la logique des événements, au lieu, comme le veut le cinéma dominant, de régler la marche du film. Ce qui a pour effet d'impatienter le spectateur moyen, mais le mérite de questionner le cinéma.
   Cette méthode recrée une forme de vérité en laissant mûrir les comportements en lien avec le milieu, avec la présence du corps et l'expression du visage dans une durée étirée obligeant l'acteur à engager un accord authentique avec l'enjeu du film. Ce qui veut dire direction d'acteur proprement filmique et non théâtrale. Vérité de ce filmage également assez patient et attentif pour que des faits banals paraissent survenir avec la force de l'événement brisant l'ordre de la durée coutumière.
   C'est là qu'un lien fort s'établit entre le naturalisme foncier du film et, partiellement, l'ordre narratif, dans un niveau second, quasiment transdiscursif de la narration relative au fusil. Avisant par la fenêtre la bande
qui débarque, Vanechka retire de sa cachette sous le canapé les pièces d'un fusil qu'il remonte en hâte. Pris de court il le pose sur le canapé où le trouve l'acolyte à tête rasée qui s'en saisit. Plus tard des coups de feu effrayent les chevaux. C'est le même rasé qui s'exerce au tir sur une bouteille où tireur et cible sont dans des plans séparés. Soudain il pivote de 45 degrés et tire. En contrechamp, une poule s'effondre. Par la suite dans l'épisode de la beuverie collective, le deuxième acolyte titubant en promène le cadavre. Le fusil entre les mains du jaloux au final est donc déjà fortement chargé d'affects. Ce meurtre inopiné de la poule marque un basculement d'autant plus fort qu'il n'est pas commenté par une quelconque instance transcendantale : point de vue omniscient de la caméra ou musique auxiliaire.
   Globalement pourtant, naturalisme et pessimisme ne nous laissent pas de respiration. Point de mélange des registres, point de jeu. Rien que du sérieux triste. Entre la contemplation de la nature, l'enquête documentaire des comportements et le pessimisme foncier du propos, aucune place pour le questionnement et donc pour un spectateur partenaire : vous êtes sommé tout en admirant un coucher de soleil sur la steppe de compatir au malheur de l'autre, ce qui dissimule ceci : que sont truqués aussi bien le paysage enregistré bien cadré et réduit à deux sens que l'ambition documentaire exercée sur un simulacre reconstitué, les acteurs fussent-ils réellement intoxiqués de tabac et d'alcool. Admiration donc pour une photo composée prise pour la nature elle-même et compassion pour des malheureux fictifs.
   Prise aujourd'hui communément pour l'essentiel du 7e art, la vérité documentaire me paraît le symptôme, s'il en était besoin, d'une grave crise de spiritualité. 20/11/11 
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