CINÉMATOGRAPHE 

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Ingmar BERGMAN
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Saraband Suède couleur VO 2003 107' ; R., Sc. I. Bergman ; Ph. Stefan Eriksson ; Mont. Sylvia Ingermarsson ; Cost. Inger Pehrson ; M. Bach, Bruckner, Brahms ; Pr. Sveriges Television ; Int. Liv Ullmann (Marianne), Erland Josephson (Johan), Börje Ahlstedt (Henrik), Julia Dufvenius (Karin), Gunnel Fred (Martha).

   Marianne vieillissante raconte sa visite à Johan, premier mari de jeunesse, retiré dans son domaine au fond de la forêt. Ils ont deux filles dont l'une, Martha, est internée psychiatrique. Âgé de 86 ans le vieillard tient à sa solitude, ne tolérant que la présence de M
elle Nilsson, la bonne, et détestant l'imprévu, mais tendres sont les retrouvailles. Seule dans la maison, Marianne reçoit la visite de Karin, dix-neuf ans, la petite-fille de Johan, qui vit à la belle saison avec son père Henrik, soixante-et-un ans, dans une dépendance du domaine, la Maison du Lac. La jeune fille lui confie ses difficultés relationnelles avec son père qui est aussi son professeur de violoncelle. Beaucoup trop exigeant, il la tient, jusqu'à la violence, sous sa dépendance depuis la mort, le laissant inconsolable, de sa femme Anna voici deux ans. Très vite naît une complicité entre les deux femmes, concrétisée par le petit verre de vin, les bougies allumées, le gilet prêté à Karin.
   Encore sous le coup du deuil, celle-ci se sent à la fois en dehors de l'amour du couple de ses parents et s'étonne de ce que sa mère lui ait dit l'aimer avant de mourir, elle qui n'employait jamais le verbe. De son côté, Marianne lui révèle son grand-père avoir été infidèle et donc menteur, ce qui ne l'empêche pas de conclure que sans doute elle l'aimait sans réserve. Quand Karin rentre chez elle, Henrik s'excuse de l'avoir auparavant forcée au travail avec brutalité. Ils couchent dans le même lit sous le regard d'Anna dans son cadre sur la table de nuit. Henrik rend visite à son père absorbé dans sa bibliothèque privée, dont les rayons couvrent la totalité des murs jusqu'au plafond. Le fils vient demander une avance sur héritage pour offrir un violoncelle ancien à Karin. Johan ne fait qu'exhaler sa haine envers Henrik, qui se montre quant à lui fragile et pusillanime, puis violent. Le père refuse, résolu à s'occuper lui-même du violoncelle. À l'église Marianne fait la connaissance d'Henrik au clavier de l'orgue, homme très différent de celui qui s'aplatissait devant son père, auquel il s'apparente par le ton extrêmement cru des paroles.
   Karin surgit dans le bureau de Johan écoutant la 9e de Bruckner. Il l'a fait venir pour lui lire la lettre d'un grand chef d'orchestre de ses amis proposant de former la jeune fille dont il a remarqué le talent. Il ajoute que le violoncelle ancien est à cette condition. Karin a trouvé dans un livre une lettre d'Anna adressée à son mari, lui demandant de laisser
libre leur fille. Elle la lit à Marianne, mais lui confie qu'accepter la proposition de Johan ce serait abandonner son père, qui en mourrait. De retour à la Maison du Lac, elle apprend de la bouche de son père qu'ils sont tous deux invités à se produire en duo à un concert de l'université. Karin exhibe la lettre, lui reprochant de l'avoir gardée par devers lui, puis déclare sa résolution de partir pour une formation sur trois ans au sein d'un orchestre. "Je ne veux pas être une mauvaise remplaçante de maman conclut-elle". Abasourdi, Henrik lui demande pour "terminer en beauté" de jouer la 5e Sarabande de Bach.
   Chez Johan, Karin étant en route pour Hambourg, un coup de téléphone informe Marianne du suicide manqué de peu de Henrik. Ce qui déclenche une bordée de sarcasmes du maître du lieu, étonné surtout que son fils, qui rate tout, y compris le suicide, ait pu épouser une femme comme Anna, vénérée de tous et de lui-même. Mais pris d'une crise d'angoisse nocturne le patriarche terrible vient se refugier tremblant et nu comme un ver dans le lit de Marianne. L'épilogue revient à la Marianne narratrice du prologue. Sa vie s'est à nouveau séparée de celle de Johan. Elle pense parfois à Anna. Mais surtout, en visite à l'hôpital, elle a senti pour la première fois, physiquement, que Martha était sa fille.

   Dix épisodes en fait qui, correspondant à dix chapitres (1. Marianne décide de partir, 2. Presque une semaine plus tard, 3. A propos d'Anna, 4. Une semaine plus tard, Henrik rend visite à son père, 5. Bach, 6. Une proposition, 7. La lettre d'Anna, 8. Saraband, 9. La résolution, 10. Désarroi). Encadrés par le prologue et l'épilogue et séparés par de rapides fermetures au noir, ils concrétisent bien le narrateur diégétique procédant par sauts thématiques comme principe d'ordonnancement mémoriel.
   De même que l'intimisme du décor très fermé, dominé par les intérieurs laissant à l'extérieur la nature reconstituée en studio et figée derrière les vitrages, les fenêtres invariablement closes en dépit de l'été finissant. Monde familier souligné par le soin extrême mis aux décors intérieurs, celui d'une conscience caractérisée, comme d'un "Kammerspiel" nouvelle manière qui se jouerait dans la boîte crânienne de Marianne.
   Ce qui suppose un certain malaise,
Unheimlichkeit qui est la marque véritable du monde inconnu qui nous habite et peut se manifester à nous sous certaines conditions dont l'art possède les clés. Cette "inquiétante étrangeté" correspond justement au régime langagier même de ce film réfractaire au compromis idéologique et à la complaisance pour la somnolence spirituelle du cinéma dominant. Voyez comme, surgi du décor dont il emprunte les tons, le costume pose une indistinction entre les choses et les personnes et entre les personnes elles-mêmes, comme si tout devait être mis à plat dans l'abolition des certitudes les mieux assises. Distinction entre l'animé et l'inanimé d'abord, menant à celle entre la vie et la mort, enjeu névralgique du film.
   L'essentiel est en effet dans l'absence, renvoyant à la mort d'Anna, figure centrale du drame. Les personnages autres que les quatre protagonistes restent invisibles. D'où l'importance des lettres dont celle posthume d'Anna, trace intime de l'absence trouvée dans un livre, trace d'absence redoublée donc, mais étrangement d'actualité comme si elle était adressée depuis la tombe. Derrière Marianne absorbée par une revue posée devant elle sur la table, Karin est soudain là munie de la lettre, sans s'être annoncée. Ses pas résonnent nettement à son approche, mais Marianne n'entend rien. Rien que le tic-tac d'horloge, seul son réel opposé au néant sonore de l'au-delà suggéré.
   Au début, Marianne débarque dans une maison apparemment vide dont les portes se ferment d'elles-mêmes et où la résonance des bruits familiers surprend comme s'ils participaient de la rencontre de phénomènes incompossibles. Puis la visiteuse finit par découvrir, derrière une vitre, Johan endormi dans la
véranda. Le vitrage voire double-vitrage, est bien ce mode de séparation figurant tragiquement l'absence en réduisant la présence au visuel désincarné et distancié sous verre. Tel un fantôme, Karin surgit derrière la porte vitrée de l'entrée la tête entièrement recouverte d'un manteau en raison de la pluie. La séparation entre l'intérieur et l'extérieur semble dans ces cas absolue.
   À l'exception d'un croassement de corbeau en rapport avec la colère de Karin se plaignant de son père à Marianne la première fois, rien ne transpire à l'intérieur que sous la forme visuelle des gouttes de pluie et de quelque branche agitée. Comme dans la photographie en noir et blanc entre l'image et son référent. Le portrait d'Anna, est ainsi affecté d'un coefficient supplémentaire de séparation, celui de la photo ancienne
, faisant reculer vertigineusement dans le temps la disparition, exemplaire unique de plus, telle une relique dont n'existent que trois copies appartenant à Johan, Henrik et... Marianne. L'image du domaine lui-même est une photo altérée, en sépia, sur laquelle la caméra zoome comme pour en questionner le mystère. Même effet au dernier plan, de Marianne et Johan filmés au lit d'où est tirée l'ultime photo en noir et blanc, et dont on peut se demander en tant que scène totalement intime par quel genre d'ectoplasme elle fut saisie. "Pourquoi es-tu venu me voir ?" est une phrase que souvent se lancent les vivants comme s'ils se hantaient les uns les autres.
   Cet invisible ce sont aussi les compositions de Bach et de Bruckner qui le figurent, de par leur caractère hautement méditatif. D'autant mieux qu'étant toujours diégétique, la musique se pose comme manifestation sonore parmi d'autres à l'intérieur de ce monde-là et non, comme la musique d'accompagnement, d'un monde abstrait surplombant adressé au seul spectateur. L'impalpable au cinéma ne peut s'imposer que par des symptômes concrets comme émergence et donc pointage de l'invisible de la diégèse.
   Ce que l'abolition métaphysique des frontières entre animé et inanimé et entre vie et mort entraîne au premier chef est la prédominance des âmes sur les corps. Ceux-ci n'étant que pour extériorer la force spirituelle résultant de l'interaction problématique de ces individus finis, réduits à puiser leur aspiration à l'Être dans une communauté d'âmes.
   Ainsi, la dureté lisible sur le visage de Johan est-elle une donnée qui ne lui appartient pas en propre mais circule au sein du groupe. Sans doute même a-t-il trop voulu l'assumer à lui seul, d'où cette terrible "diarrhée d'angoisse" pour finir. Violence qui s'incarne dans la figure du viol incestueux de Karin. Elle se plaint à Marianne d'"avoir été forcée" (musicalement), et ajoute qu'elle voulait "tout raconter à grand-père, qu'il allait (l')aider à quitter ce fou", invoque la "police des mœurs".
   D'où ce baiser à pleine bouche, ce lit commun sous l'
œil indifférent de la morte que Karin interprète à tort comme consentement, auquel elle se plie à son corps défendant, ayant un vif geste de recul. Ce que lègue Anna à la famille ne sont, du reste, nullement des injonctions testamentaires mais une capacité d'amour - ineffable à la mesure de son infinité, le mot amour, injonction par lui-même, étant banni de son vocabulaire. Il ressort de cette configuration que la résolution de Karin d'être en accord avec elle-même en refusant d'entrer dans les plans de ses ascendants mâles procède de cette force là, dès lors qu'elle se l'est appropriée. Force dont bénéficie également Marianne, qui accepte enfin sa propre maternité au centre psychiatrique.
   Mais le rôle de Marianne va au-delà en tant que lien révélateur. La bonté lisible sur toute sa personne exclut le jugement, laissant libre le jeu des forces invisibles en présence. Tout se passe comme si elle était par la défunte
investie d'une mission. Sa volonté propre est dépassée par l'étrange lubie qui, à soixante-trois ans, la porte vers Johan après trente-deux années : elle avoue elle-même ne pas connaître exactement ses raisons. Lorsque Karin évoque sa mère, un travelling avant imperceptible par sa lenteur accroît l'intensité d'écoute de son interlocutrice. Ce qui s'ajoute à l'expression appropriée du visage.
   Car, tout transparaît sur les visages des corps. C'est la direction d'acteurs qui permet d'extérioriser une réalité intérieure aussi complexe. Il a fallu aux acteurs oublier expérience et savoir-faire pour se plier à un tel enjeu totalement inédit. La confiance entière accordée à Bergman en est la condition, à l'inverse de ce qui se produit dans le star-system où le réalisateur doit se résigner à du matériau vivant figé en prêt-à-porter, au service d'intérêts extrinsèques.
   La force de ce film est de se présenter immédiatement comme monde de folie cacophonique, pouvant s'ordonner en lisible polyphonie sur la base des configurations qui le sous-tendent. Celles-ci redistribuent les frontières rationnelles de l'être, liant ce qu'on croyait séparé, révélant la consubstantialité de soi et des autres, l'interpénétration de la vie et de la mort, donc l'inadéquation du concept d'individu comme être humain séparé et fini. Sans le tragique absolu de la mort, l'homme devrait se satisfaire d'être le jouet de collisions qui le font indéfiniment rebondir dans l'inessentiel. Ce n'est que de se reconnaître, à travers l'amour humain, comme structure émergeante d'un principe plus vaste qu'on peut trouver l'accord avec soi-même, comme le montrent les figures de Karin et de Marianne. 22/06/08
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