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L'Homme sans passé (Mies Vailla Menneisyyttä) Finl.-All.-Fr. VO 2002 92’ ; R., Sc. A. Kaurismäki ; Ph. Timo Salminen ; Mont. Timo Linnasalo ; Int. Markku Peltola (l’homme (Lujanen)), Kati Outinen (Irma), Juhani Niemelä (Nieminen), Kija Pakarinen (Kaisa Nieminen, sa femme), Sakari Kuosmanen (Anttila), Tähti (Hannibal).
Débarqué d’un train en pleine nuit à Helsinki, un homme violemment agressé puis dépouillé par trois voyous est donné pour mort. Reprenant pourtant vie mais amnésique il s’enfuit de l’hôpital. Des marginaux, la famille Nieminen, vivant dans un container de navire près du port le recueillent et le soignent. Sur la suggestion de Nieminen, le vigile Anttila lui attribue un container moyennant loyer clandestin.
Sans identité il ne peut ni s'incrire au chômage, ni prétendre à un "RMI". Après avoir été dépanné d'une assiette par une bonne âme restauratrice, l’homme sans passé trouve un petit boulot à l’Armée du salut grâce à la soldate Irma, qu'il courtise avec succès. Retrouvant les gestes de son ancien métier oublié devant des soudeurs du port, il est engagé.
Pour toucher la paye il faut un compte en banque. Le nouveau soudeur entre dans une agence. Impossible d'ouvrir un compte sans patronyme, sauf numéroté en Suisse. Cependant, un vieil homme armé vient récupérer de force son capital gelé en raison d'inconvenues financières. Le client sans nom est arrêté comme suspect et incarcéré. Il est lavé du soupçon de complicité mais maintenu en détention pour refus de déclaration d'identité. L’avocat de l’Armée du salut le tire d’affaire.
Le braqueur le retrouve pour s’excuser de l’avoir compromis. Il lui demande le service de payer pour lui ses employés licenciés à la suite du gel bancaire, puis se suicide. Notre homme exécute fidèlement sa mission. Sa photo ayant été diffusée dans le pays, il est identifié par une personne qui se trouve être son épouse. Maintenant qu'il a retrouvé son identité celui qui se découvre bigame doit quitter Irma pour satisfaire au devoir de résidence maritale. Il débarque du train pour apprendre de la bouche de l'épouse effacée de sa mémoire qu’ils sont divorcés. Le démarié retourne donc à son faubourg désolé où il tombe sur les voyous du début qui, face à la solidarité du voisinage, ont cette fois le dessous. Enfin il retrouve sa bien-aimée Irma.
Sous les agréments de la fiction couleur, ce film se veut un témoignage. Celui de la condition des laissés-pour-compte de la société mondialisée. Point réquisitoire, voire docu-fiction larmoyant mais plutôt comédie, c'est-à-dire dédramatisation drolatique du tragique existentiel se traduisant non par la censure, mais par le dévoilement au contraire, avec dominante d'espoir.
Pour cela est pris le contrepied du commercial : intrigue dépourvue de séduction a priori, animée par des personnages de cour des miracles avec d'authentiques ventres-creux, un catalogue vivant des disgrâces et des infirmités, qu'encadre l'Armée du salut, dans des décors de chantier désaffecté, de foyers d'accueil installés dans des locaux industriels recyclés, à défaut d'immeubles grisâtres sans âge. Ce réalisme toutefois n'invite pas à la compassion car il est imperceptiblement reculé dans le temps par une présentation anachronique. On se croirait - pas seulement à cause de la voiture démodée pourtant à l'état neuf d'Anttila - dans l'Europe encore exsangue d'après-guerre, mais avec les infrastructures économico-politiques du 21e siècle.
Cette discordance contribue par le recul qu'elle instaure, à la satire, qui également relève de la stratégie des figures du récit. L'amnésie engendrant la marginalité a une fonction initiatrice-critique (vs dogmatique). L'amnésique, qui émerge de la mort à l'instar du monstre de Frankenstein, dont il a la dégaine et les bandages est, comme aussi le Huron de Voltaire ou le Persan de Montesquieu, l'étranger radical, en tant que tel révélateur des travers qui nous entourent, auxquels nous ont rendus aveugles les bénéfices secondaires généreusement dispensés par le système qui en est cause. Bien qu'il parle finnois, le protagoniste est d'ailleurs suspecté par la police d'être un étranger "car les métèques apprennent vite".
L’infirmité mémorielle entraîne un discours dubitatif qui suspend la dictature de la causalité toute-puissante, de sorte que l’initiation du personnage consiste à se frayer un chemin dans le chaos. "Es-tu contre l'alcool ?" s'inquiète Nieminen qui n'aime pas boire solitairement. "Je ne crois pas, autant que je sache" répond laconiquement l'homme sans passé. Mais surtout cela contamine le récit même, qui prépare (comme on dit d'un piano préparé) la causalité jusqu'à l'inverser. Pour se donner une contenance, l'homme amoureux attend Irma à l'extérieur de son lieu de travail, un balai à la main. Ce à quoi le récit se soumet en faisant pleuvoir des feuilles mortes.
Point de certitudes de prime abord en tout cas, et il faut parfois attendre que l’histoire soit bien avancée pour déchiffrer la vérité derrière les apparences. Anttila/« Atila » représente d’abord la répression au service des dominants. Il lance contre l’amnésique le féroce Hannibal qui s’avérera non seulement doux et docile mais en outre de sexe féminin. Et tout à la fin, Anttila l'exploiteur se dévoile comme étant du côté des opprimés.
Ce qui questionne donc n'est pas la compassion mais la mise en relief des anomalies : celles dues à la toute-puissance de la finance internationale qui n'est nullement régulée par l'État à en juger par la morgue de la bureaucratie policière et administrative. Tout cela glissé sur le ton également discordant, anempathique des paroles. Comme si l'amnésie avait contaminé le monde entier et que les paroles elles-mêmes, ignorant l’intonation appropriée, se dépouillaient de toute valeur. Mais c’est pour mieux les redéfinir quand la solidarité et l’amour reprennent le dessus.
C'est le principal mérite d'un tel cinéma que de se jouer non seulement sur une direction d'acteurs qui ne cherche pas plus à idéaliser l'apparence physique qu'à imiter une supposée vérité de conduite préexistante, mais aussi sur un dialogue qui confine à la poésie ironique par la concrétisation sémantique de l'évasif. "Avez-vous un logement à louer ?" Demande le sans-abri ni mémoire. "L'oiseau a-t-il des ailes ? Le loup hurle-t-il sa tristesse ?" Rétorque Anttila.
Et pourtant la filmicité ne remet guère en cause nos habitudes de pensée. La seule audace réside dans l’économie du montage, quand sons et paroles se croisent avec les images au lieu de s'y confondre banalement. Les belles couleurs, d’une chaleur nordique du cœur, se rajoutent à celles du propos généreux. Et la musique auxiliaire, pourtant discrète y surimpose ses couleurs à elle.
Prenons donc ce film pour ce qu’il est : très joli conte philosophique. 01/11/09 Retour titres