CINÉMATOGRAPHE 

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Satyajit RAY
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Le Salon de musique (Jalsaghar) Inde VO N&B 1958 (sortie en France, 1981) 100' ; Sc., R. S. Ray d'après une nouvelle de Tarashankar Bannerjee ; Ph. Subrata Mitra ; M. Ustad Vilayat Khan ; Pr. S. Ray ; Int. Chhabi Biswas (Biswambhar Roy), Padma Devi (son épouse), Gangapada Basu (Mahim Ganguli), Tulsi Lahiri (l'intendant), Kali Sarkar (le serviteur), Pinaki Sen Gupta (Khoka). 

   Occupant au Bengale des années vingt un somptueux palais avec femme, fils et domesticité, le seigneur Biswambhar Roy dilapide le patrimoine en fêtes et concerts donnés en son salon de musique. Le fils d'usurier Mahim Ganguli, qui se pique d'art à l'égal du "Maître", devient en s'enrichissant un rival, emblématique de la classe des parvenus portée par le libéralisme mondial en marche. Pour décliner l'invitation de ce dernier à un concert célébrant le nouvel an bengali, le grand aristocrate envoie un courrier à son épouse alors en voyage avec leur fils, lui ordonnant de revenir le jour même pour le concert dont il vient, au prix des quelques bijoux de famille subsistant, de concevoir l'idée. Mais l'orage gronde. Des présages sinistres sont manifestés dans le verre de Biswambhar où se débat un insecte et se reflète un lustre tentaculaire. Les deux êtres chers périssent dans une tempête. L'homme brisé renonce à ses plaisirs.
   Quatre ans plus tard il s'éveille à la vie pour donner un ultime concert accompagné d'un spectacle de danse où est convié Ganguli. Ce dernier, impatient de récompenser la danseuse, est rappelé à l'ordre quant à la
préséance du maître des lieux à gratifier l'artiste, en l'occurrence de ses ultimes deniers. Il passe une nuit blanche à boire et pérorer sur la valeur du sang noble puis voit avec terreur les lampes à pétrole s'éteindre. Sourd aux véhémentes protestations du serviteur et de l'intendant - seuls encore à son service -, décidant de piquer un galop sur la rive il trouve la mort en précipitant son cheval sur une épave de bateau qui le terrifie. Sur la grève, le précieux, ultime sang dynastique. 

    En s'acharnant cruellement sur les derniers survivants d'une dynastie, le destin ne fait que confirmer la tendance historique. Les terres seigneuriales sont rongées par le terrible
fleuve qui a englouti le rejeton avec sa mère. Les biens meubles ont été confisqués par le tribunal. Restent les terres sacrées, survivance médiévale aux revenus dérisoires. Pénétré de valeurs dépassées, le grand propriétaire terrien se moque des contingences qui vont le perdre. Un reflet de l'eau destructrice palpite significativement dans sa chambre-même.
   L'ascension de Ganguli est aussi insensible qu'inéluctable, et d'autant plus dangereuse qu'insensible. D'abord humble et emprunté, l'arriviste prend peu à peu de l'assurance, jusqu'à se montrer grossier. Ce sont d'abord les pétarades lointaines du groupe électrogène (
versus lampes à pétrole vouées à l'épuisement) du nouveau riche qui troublent l'extase du fin mélomane nonchalamment appuyé sur une méridienne face au musicien engagé à son service. Quand Biswambhar reparaît au jour après quatre ans de deuil, s'offre à son regard, effacement des temps fastes, sur la rive du grand fleuve, son vieil éléphant enveloppé de poussière soulevée par le passage des camions de Ganguli.
   Mais par son amour de la musique et de la danse, le protagoniste ne se limite pas à être une valeur du passé. Il représente également un versant de beauté spirituelle humainement vital. Bien que lui reprochant la prodigalité au service de sa passion, son épouse ne lui en
témoigne pas moins de l'amour. Elle ne peut d'ailleurs s'empêcher d'admirer les mêmes penchants chez leur fils. Inversement, tourné en dérision par des effets burlesques, Ganguli (qui ressemble à Charlot) représente la futilité du monde nouveau. Les œuvres musicales jouées, chantées et dansées sont intégrées au film par leur profonde beauté à la mesure de la souffrance en jeu mais aussi, en interférant ponctuellement avec le drame : la sauvagerie insensée, staccato, de timbre du chanteur préfigure l'imminence de la mort de Khoka et de sa mère.
   D'autres signes disposés dès le départ annoncent l'inéluctable : les configurations inspirées de l'araignée de mauvais augure sur le portrait de l'ancêtre après le dernier concert. Au-dessus d'une porte, un massacre de cerf sous éclairage expressionniste développe au mur des ombres en forme d'appendices
tentaculaires dès le début du film. D'abord lointain sur fond noir, le lustre du salon de musique du générique se rapprochant par travelling jusqu'au très gros plan, tout en vacillant comme le jour de la tempête fatale, représente à la fois le luxe, la menace (tentaculaire) et la fragilité d'un monde près de basculer.
   Par un jeu sur le point, les portraits des deux défunts passant du net au flou et réciproquement en raison des allées et venues du veuf songeant à donner un dernier concert, traduisent le dilemme
de la rupture du deuil. A
u petit matin succédant à l'ultime concert, alors qu'il se relève pour la dernière chevauchée en s'appuyant sur sa canne, le seigneur a l'air d'un vieil aveugle, digne préfiguration de l'obscurité de la mort. La séquence de la mort accidentelle est traitée par des alternances de grosseur, qui soulignent l'angoisse des terres désertifiées venant buter sur ce rappel du drame qu'est l'épave. Pitoyablement sur le sable traîne un petit tas de soie perdue croisé par un chien errant comme d'une transmutation de l'âme.
   Le traitement très moderne du son dans ses effets de distance et de réverbération ainsi que le luxe des tons d'une gamme allant du fuligineux au blanc cassé sont l'émergence immédiatement palpable de cette ode magnifique à l'amour de la beauté. 3/07/02
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