Michael
HANEKE
liste auteurs
Le Ruban blanc Autr-All.-Fr. VO N&B 2009 144' ; Réal., Sc. M. Haneke ; Consultant Jean-Claude Carrière ; Ph. Christian Berger ; Son Guillaume Sciama et Jean-Pierre Laforce ; Mont. Monika Willi ; Cost. Moidele Birkel ; Déc. Christoph Kanter ; Pr. Films du Losange, X Film Creative Pool GmbH, Wega Film, Lucky red ; Int. Christian Friedel (l'instituteur), Ernst jacobi (voix du même âgé), Leonie Benesch (Eva), Ulrich Tukur (le baron), Ursina Lardi (la baronne), Fion Mutert (Sigi), Michael Kranz (le répétiteur), Burghart Klaussner (le pasteur), Steffi Kühnert (son épouse), Maria-Victoria Dragus (Karla sa fille, punie du ruban blanc), Leonard Proxauf (Martin, le fils puni de même), Susanne Lothar (la sage-femme, frau Wagner), Eddy Grahl (Karli, son fils handicapé), Rainer Bock (le médecin), Roxane Duran (Anna, sa fille), Miljan Chatelain (Rudi, son petit frère), Josef Bierbichler (le régisseur), Branko Samarovski (Felder, le fermier), Sebastian Hülk (Max Felder, son fils aîné renié), Detlev Buck (le père d'Eva), Anne-Kathrin Gummich (sa mère).
Par la voix off de l'instituteur vieilli, chronique imaginaire d'un village protestant d'Allemagne du nord à la veille de la Grande-Guerre, véritable série noire ethno-sociologique. Parallèlement une chaste idylle se noue entre le narrateur jeune (trente-et-un ans alors) et Eva (dix-sept ans), la nurse du château qu'il finira par épouser après les événements.
Une série d'attentats anonymes assombrit la vie de la communauté. Le médecin fait une grave chute de cheval provoquée par un filin tendu entre deux arbres sur son passage. Sigi, le fils du baron, est ligoté dans la scierie, pantalon baissé, lacéré de verges. La femme de Felder meurt en traversant le plancher pourri de la scierie dans le cadre de son service au domaine. La fenêtre de la chambre ayant été ouverte une nuit d'hiver, le bébé du régisseur manque périr. Un incendie détruit la grange du château. On retrouve le fils handicapé de la sage-femme en pleine nuit, attaché dans la forêt après avoir été cruellement torturé.
Le comportement des adolescents semble les accuser. Erna, l'une des filles du régisseur prétend avoir été avertie en rêve des tortures infligées à Karli. Particulièrement les enfants du pasteur, lui dont le caractère impitoyablement répressif amène à s'interroger sur les répercussions de cette violence sur l'équilibre de sa descendance directe. Une de ses filles poignarde son serin favori avec des ciseaux. Pour être arrivés en retard au repas du soir cependant, Martin et Klara doivent porter en permanence le ruban blanc de l'innocence en signe de pénitence après avoir subi le fouet. Les mains de Martin, soupçonné d'onanisme, sont attachées chaque nuit.
Et pourtant le doute subsiste quand à ceux-là. La nuit de l'incendie toute la progéniture était couchée. C'est, du reste, la société patriarcale en totalité qui secrète la violence, au détriment des enfants, mais aussi des femmes et des plus faibles. Le baron renvoie Eva après la mésaventure de Sigi, dont elle n'était pourtant pas en charge. Le tenant pour responsable de la mort de sa mère, Max Felder, le fils du fermier, avait dévasté la récolte de choux du châtelain. Employée comme servante, sa sœur est remerciée, son père destitué. Le régisseur drague les adolescentes. Le médecin méprise la sage-femme qui lui tient lieu de prostituée privée depuis la mort de sa femme. Il finit par la congédier en l'humiliant tout en continuant à bénéficier de son assistance, puis débauche sa propre fille Anna âgée de quatorze ans. Les femmes tremblent devant leur époux.
Seule la baronne aurait les moyens de se révolter, parce qu'elle s'est éprise d'un autre, qu'elle est plus instruite que les femmes de la paroisse et a la possibilité de quitter le village, ce qu'elle fait pour protéger ses enfants. Le baron ne comprend rien. Tout ce qui l'inquiète du malaise que son épouse exprime avec franchise, c'est de savoir si elle a couché avec l'autre. Felder, qui a perdu sa femme, ses moyens de subsistance, et renié son fils aîné, se pend. Enfin, la sage-femme et son fils, ainsi que le docteur disparaissent mystérieusement. Aucune des énigmes ne sera résolue : la première catastrophe du siècle impose d'autres urgences.
Le mystère non résolu met en exergue une symptomatologie comme émergence visible d'une profonde crise civilisationnelle. Les attentats étant eux-mêmes des symptômes il n'était pas opportun en effet d'en faire une force dramaturgique en soi. Tout en exerçant une certaine séduction, le genre polar bucolique n'est que façade délibérée. Il s'agit bien d'un état des lieux avant la grande boucherie précédant des mutations mortifères. Au bout du village, la grande bâtisse percée en son milieu d'un haut porche rappelle irrésistiblement l'entrée du camp d'Auschwitz inauguré vingt-sept ans après. Et certaines paroles proférées semblent prophétiser des pratiques de sinistre mémoire : "J'ai d'autres moyens de te faire parler" dit le flic à une fillette interrogée.
Le soin mis à la reconstitution de la vie quotidienne du village en noir et blanc, sans appoint de lumière aux lampes à pétrole des intérieurs nuit, ni aux aux torches des extérieurs, en faisant toujours droit au riche univers sonore hors champ, y apporte la caution de l'étude ethnologique de façon presque trop parfaite, trop conforme aux attentes, trop confortable, même et surtout avec cet effort pour éviter l'écueil du spectacle costumé. Car il y manque cette invraisemblance propre au passage du temps, qui déporte insensiblement toute chose familière de façon insolite. Cheminement que le film devrait être capable de méditer à rebrousse-poil. Un manque que cristallise le noir et blanc en y surajoutant un esthétisme technique qui fait la part belle à la critique bon teint.
Le meilleur est peut-être dans la direction d'acteurs, d'une justesse qui pourrait toutefois donner le frisson si elle interférait avec d'autres données inertes ou animées, si des fragments vrais d'extérioration corporelle tournoyaient dans le jeu interne des éléments d'une écriture, au lieu de s'essouffler à vouloir ressembler à la vérité supposée, extrinsèque, du passé.
Il a été, à bon droit, évoqué par la critique à titre de comparaison, Village of the Damned (Wolf Rilla, 1960), film de science-fiction pourtant bien inférieur au Ruban, et dans lequel des envahisseurs extraterrestres s'implantent dans la progéniture, reconnaissable alors à la blondeur et au regard. Vaine signalétique de l'étrange qui se fourvoie d'autant dans le cliché, qu'elle s'efforce à l'étrangeté. C'est la rançon de la croyance dans le pouvoir du signifié. Il suffirait par là de pousser au maximum l'adéquation du signe à la chose réelle ou imaginaire pour faire vrai. C'est oublier qu'image et son, qui relèvent de l'artifice, ne peuvent que s'appauvrir à tenter de s'effacer comme pure médiation d'une réalité reconstituée d'après ce qu'on en imagine. La comparaison n'est pas à la faveur du Ruban, mais elle n'est pas entièrement fausse à cet égard.
Même si certaines distorsions de langage ont valeur rhétorique, même si le plan fixe distant, sorte de marque de fabrique du réalisateur, constitue une figure de l'extrême plus efficace que le gros plan, même s'il y a des faux raccords-son décalés qui questionnent, par exemple plan serré en extérieur sur la fenêtre où s'encadrent les visages des enfants du pasteur mais gros plan sonore de l'incendie pourtant lointain qui se reflète dans les vitres, le mérite du film réside surtout dans la fable instructive.
Le montage juxtapose abruptement les épisodes indépendants comme pour susciter la découverte de liens sous-jacents. Mais le régime narratif est platement illustratif, l'image, pléonasme du récit off. "Le paysage enneigé resplendissait" dit le narrateur. Suit un plan général d'un beau paysage de neige. "Le médecin décida d'abréger son séjour à l'hôpital". Aussitôt le voilà qui débarque à la maison. Dernier plan du film : les fidèles à l'église. "Le père d'Eva l'avait ramenée chez lui. Il était venu voir le lieu de travail du futur époux". Il apparaît debout au centre à l'arrière-plan.
Ce qui n'exclut pas des mouvements d'incontestable poésie. L'auscultation du bébé est suivie en plan général fixe, ligne d'horizon à mi-hauteur, d'un paysage neigeux sous ciel pur, de part en part traversé par une allée d'arbres poudreux sur oblique descendante depuis le fond de l'horizon. Récit en voix off pendant lequel il ne se passe d'abord rigoureusement rien : "À la mi-décembre, je reçus enfin une lettre d'Eva. Son père lui avait trouvé une place à la ville et elle devait commencer au début de l'année. depuis cette nuit où elle s'était réfugiée à l'école [deux pieds noirs à peine visibles à travers les basses branches cheminent de gauche à droite] et où jusqu'au petit matin nous nous étions raconté nos courtes vies, son visage au teint pâle, son naturel timide et pourtant plein de franchise [sous les frondaisons soudain émerge une minuscule silhouette noire se dirigeant résolument de gauche à droite vers du bord-cadre droit.] n'avait cessé d'occuper mes pensées. Les vacances scolaires duraient jusqu'au deux janvier, mais dès le lendemain de Noël, par un temps froid mais ensoleillé, je partis à Treglitz pour rendre visite à Eva chez ses parents." Suit abruptement, avant que la silhouette, qu'on sait maintenant être celle du narrateur à l'hiver 1913-1914, ne soit sortie du champ, la scène chez les parents d'Eva.
Ici, au contraire de ce que l'on a dénoncé, tout est à contretemps avec un insolite invitant à méditer ce segment de quarante-sept secondes de durée réelle. Ce sont en l'occurrence toujours les dérogations au naturalisme qui apportent à l'esprit ses nourritures véritables : bourrasque de vent dans les feuillages coïncidant avec la disparition de Sigi, plainte perdue d'une locomotive distante quand démarre le convoi funèbre de la fermière. Un fait indépendant métaphorise alors l'action. Plus on s'écarte de la vérité rhétorique, plus grand est l'écart, plus c'est poétique. On regrette d'autant que le film n'ait pas cru devoir préférer la voie de la vérité poétique à la construction maniaque d'une vérité ad hoc, celle-ci fût-elle apte à soulever les bonnes questions. 28/12/11 Retour titres