SUR LA PLACE DU RIRE DANS L'ART.
LES TEMPS DU CINEMATOGRAPHE1
Il y a quelque chose qui dépasse
les règles et c'est cela qui
caractérise l'œuvre d'art.
Prigogine
SUR LA PLACE DU RIRE DANS L'ART.
LES TEMPS DU CINEMATOGRAPHE1
Il y a quelque chose qui dépasse
les règles et c'est cela qui
caractérise l'œuvre d'art.
Prigogine
L'art
et le rire jouent tous deux un rôle important dans la
régulation de l'équilibre psychique. Les comparer
et questionner leurs rencontres, c'est contribuer à
débrouiller, autant que possible, la vision confuse que nous
avons de ces deux dispositions humaines réfractaires
à toute réduction rationnelle. La condition du
travail, comme toujours, est de délimiter les champs
d'application et de réflexion. S'agissant d'art, je reste
persuadé qu'il y a incommensurabilité entre les
œuvres authentiques et les autres. A fortiori pour
le cinéma, dont l'extrême jeunesse à
l'échelle de l'histoire humaine, et l'aliénation
au marché du divertissement entraînent ceci, que
déjà fort rares, les films hors du commun ne font
pas l'unanimité. Le choix des exemples est par
conséquent problématique. Aussi est-ce
guidé par la passion que j'aimerais interroger l'opposition
entre le Burlesque américain et le sérieux
contemporain à travers ces deux films d'exception -
séparés par un laps de trent-huit ans - que sont Les
Temps modernes de Chaplin et Le Miroir
d'Andreï Tarkovski, et ceci sur la base d'une
hypothèse commune au rire et à l'art
cinématographique quant à leur
irréductibilité aux catégories qui
régissent les modèles ordinaires du langage :
l'hypothèse du fonctionnement symbolique.
POSSIBLE/IMPOSSIBLE
Ce que l'on est en droit
d'attendre d'une fonction régulatrice, c'est qu'elle
contribue à la gestion d'un équilibre. Ainsi
peut-on tenir le rire et l'art pour capables de parer aux
difficultés d'être, liées à
certains désordres déstabilisant nos assises
imaginaires. Supposons, en interprétant librement Freud, que
l'équilibre psychique repose sur l'instauration par la
censure d'un système de démarcation entre le
possible et l'impossible. Le déséquilibre
proviendrait alors de l'émergence réelle ou
imaginaire de l'impossible au sein du possible. À partir de
ce modèle on peut ainsi définir, en
première approximation, les fonctions respectives du rire et
de l'art : Le rire désamorce provisoirement le
caractère dangereux de l'impossible, mais l'art
réévalue la ligne de démarcation entre
le possible et l'impossible. Autrement dit : l'art remet en cause les
règles que le risible rétablit en simulant leur
abolition.
GENRES
DE RIRE
Il s'avère que le
comique a toujours affaire au même type de danger, qui est un
danger intérieur : le retour - impossible - à la
petite enfance. Tous les grands comiques miment l'enfance. Gros
postérieur bourré de lambeaux
d'étoffes, veste tenue par une épingle
à nourrice, souliers à la taille du grand
frère, démarche incoordonnée, etc. :
voici Charlot. On peut par là concevoir que l'âge
d'or du Burlesque soit lié au muet. Car le langage de la
petite enfance est essentiellement préverbal. Entre le
cinéma muet et le comique, il y a affinité
structurelle. Habilement contournée dans Les Temps
modernes (1936), l'invention en 1927 du sonore, inaugure
l'ère affligeante du comique bavard que seul un Tati, par
une forme originale de sonorisation onomatopéique, saura
éviter.
L'humour en revanche régit l'équilibre de
l'existence humaine en désamorçant sur le mode
imaginaire les dangers qui lui sont inhérents. Ils
représentent un très large spectre, allant du
comportement insociable à l'inconnu et à la mort.
Dans la première séquence du Miroir
de Tarkovski, Maria, l'héroïne
abandonnée par son mari, est abordée en pleine
campagne par un personnage surgi de nulle part, un peu
illuminé, oscillant et débraillé. Il
s'ensuit une scène rendue trouble par la solitude et
l'isolement autant que par certains airs faunesques de l'inconnu. Mais
c'est l'insolite qui l'emporte, et par conséquent l'humour,
puisque du coup, l'impossible tenant à l'érotisme
sauvage sous-jacent, est désamorcé. Ce qui
indique en même temps qu'il y a nécessairement une
pointe de caricature donc de comique dans l'humour d'image. Elle
constitue le signal du risible2.
RENCONTRES
DU RIRE
AVEC L'ART
En
réalité, les exemples envisagés ici
combinent subtilement le rire et l'art. Le fait que certains grands
burlesques américains entrent dans la
postérité indique qu'il ne sont pas seulement
comiques, qu'ils ne se contentent pas de conjurer un danger le temps
d'une séance de projection, mais qu'ils répondent
aussi à une attente "esthétique", au sens
où ils prennent place parmi les plus hautes productions de
l'esprit, propres à restructurer notre imaginaire.
D'ailleurs l'ultime chef d'œuvre du genre, Les
Temps modernes, ne peut plus se dire simplement "burlesque"
tant il se distingue.
Quant à l'humour du Miroir
dont il vient
d'être question à propos de l'impossible de la
sexualité, il passe en général
inaperçu, en raison de la réputation de
sérieux du cinéma de Tarkovski,
considéré comme dispensateur d'une
éthique spiritualiste. Au point que si j'évoque
Tarkovski, on me rétorque aussitôt : "Tiens ! Vous
vous intéressez à la religion, vous ?". Mais ce
que l'on appelle ici éthique, je
préfère l'appeler esthétique pour
autant qu'à mon sens l'esthétique ne se
définit pas par une forme mais par un effet
émotionnel recouvrant une rupture cruciale. Or s'il existe
un cinéma bouleversant, sans concession aux effets faciles
commandés par le marché, c'est bien celui de
Tarkovski. Donc dans un cas, nous avons un comique d'essence
esthétique, et dans l'autre une esthétique
sérieuse qui n'exclut pas le rire.
IMPOSSIBLE
ET
LANGAGE
S'agissant
d'œuvre esthétique au sens où je
l'entends, c'est-à-dire, d'un système langagier
unique et autonome, capable de remodeler les valeurs, mais avec des
moyens émotionnels qui n'appartiennent qu'à lui,
on s'aventure nécessairement aux confins du langage. Si en
effet, l'œuvre d'art est bien unique, et si sa fonction est
un enrichissement de la culture procédant du
déplacement imaginaire du monde possible, ce ne peut
être que par la transgression des codes
sémiotiques. Aucun système sémiotique
n'est capable de représenter l'impossible. Car ce qui est
impossible sort par définition du monde à partir
duquel s'élaborent les catégories cognitives, sur
lesquelles s'édifie également le langage. D'un
point de vue sémiotique, l'étrangeté
radicale est inaccessible à la phrase linguistique comme
à la séquence filmique dont la fonction est de
représenter, c'est-à-dire, comme on sait,
à présenter ce qui est déjà
présent dans l'univers cognitif.
Or il existe un moyen de forcer cette
fatalité
sémiotique, c'est le symbolique. Le symbolique souffre d'une
célébrité qui l'assigne au domaine de
la psychanalyse, et empêche de voir qu'il est toujours au
travail dans le langage ordinaire. Il ne fait pas de doute par ailleurs
que l'image ait une affinité avec le symbolique en raison de
la vocation ludique de tout ce qui peut se rattacher au
préverbal en matière de langage. On sait depuis
Piaget que le jeu chez le petit enfant est, justement, une
façon d'apprivoiser le monde inconnu qui s'offre
à lui. Et le jeu est parent du symbolique. Le symbole a en
effet un étonnant pouvoir de plasticité et par
conséquent la capacité de capter
l'inédit.
On a dit du symbole qu'un signifiant y
était pris pour un
autre (Lacan), ou qu'il y avait (Piaget) un lien de ressemblance entre
le signifiant et le signifié. Quelle que soit la
définition, c'est la plasticité du symbole, ou sa
faculté d'anamorphose, qui lui permet de s'adapter
à un besoin singulier, alors qu'au contraire,
l'impératif de fiabilité sociale du code
sémiotique implique la fixité du signe. Le signe
appartient à la communauté linguistique, alors
que le symbole est à la fois singulier et offert
à l'intuition commune. Cependant le symbole n'est pas
seulement plastique par le signifiant, il est aussi labile par la
dynamique de son signifié. Ainsi a-t-il pour propension de
désigner une chose non par elle-même mais par
contiguïté. Dans Le Miroir,
l'absence du mari n'est jamais évoquée par le
vide d'une place (ce serait un procédé
sémiotique et un cliché), mais par le motif du
chemin de fer - symbolisant départ autant
qu'arrivée - omniprésent lui-même
grâce à toutes sortes de déplacements
plastiques et métonymiques comme la fumée d'une
cigarette ou certains sons rythmiques évoquant le
halètement de la locomotive. Enfin, ce qui
caractérise le symbolique, ce sont ses
propriétés émotionnelles. Car cette
singularité constitutive qu'accentue la fuite
indéfinie du déplacement analogique et
métonymique, secrète le plaisir, au contraire de
la commune désignation sémiotique. On peut donc
dire que si le signe repose sur l'évidence intersubjective
d'un sens, et que le plaisir qu'il peut éventuellement
procurer dépend de la nature de son contenu
représentatif, le symbole, en se réservant au
contraire, requiert une activité de déchiffrement
à effet structurel de plaisir.
On pressent que le symbolique est plus proche du
risible que le
sémiotique. Mais c'est encore plus vrai dans le cadre
cinématographique, où joue le principe
d'anamorphose propre au symbolique. Ainsi, le comique de geste ou
d'image se fonde sur le mimétisme plus ou moins caricatural
de l'enfance, et l'humour d'image ne pourrait se passer des distorsions
de la forme propres au signal de risibilité2.
PROFONDEUR
ESTHÉTIQUE
Les grands burlesques
américains trouvent leur profondeur et leur
unicité en dépassant la surface comique au moyen
du symbolique. Tout se passe comme si l'enfance interdite
réactualisée au plan comique sur un mode qui
convertit le danger en plaisir, était le point de
départ d'un ensemble de transformations au service de
l'intentionnalité artistique. Dans Steamboat Bill
Junior de Charles F. Reisner (1928) avec Buster Keaton, la
crue du Mississippi, et le typhon sont prétextes
à bouleverser les données cognitives, et
à généraliser l'univers
présocial. Les Temps Modernes de
Chaplin a pour décor une ville portuaire richement
équipée en systèmes
d'évacuation (les égouts) et d'approvisionnement
liquides (bouches d'incendie, etc.), répondant au besoin
imaginaire de la circulation de flux liquides en rapport avec la vie
intra-utérine et l'alimentation du nourrisson. Il en
découle le motif central de la faim qui trouve dans la crise
économique son tragique vraisemblable.
Le parcours logique est dans les deux cas inverse
de celui qu'il
faudrait appliquer dans une approche de type sémiotique,
reposant toujours sur la présupposition cognitive. L'image
fonctionne en modalité symbolique lorsque le signifiant
narratif y configure un signifiant autre. La profusion des tuyauteries
dans l'usine des Temps modernes au-delà
de son rôle réaliste (bien qu'ostensiblement
exagérée), s'inscrit dans une dérive
émotionnelle du langage spécifiquement
cinématographique.
Le Miroir décrit
l'espoir
irrationnel de
Maria, la mère du narrateur, de voir revenir son
époux. Le motif central est donc celui de l'amour,
peut-être la seule donnée humaine qui ne puisse
faire l'objet d'aucune forme de dérision, bien que cette
dernière ne soit pas exclue du film, on l'a vu, mais
seulement soumise à son intentionnalité
sérieuse.
La première séquence
renferme l'impulsion
symbolique fondamentale de l'œuvre.
L'héroïne au premier plan de dos, les bras
croisés sur un gilet de laine et juchée sur une
barrière formée de deux rondins
parallèles, observe en fumant une vaste perspective en
grande profondeur de champ, qui semble s'originer au premier plan, pour
se perdre en légère
déclivité au loin et à droite entre
deux forêts tel un fleuve majestueux. Il faut savoir que le
film indique dans son ensemble que la beauté de la nature
emblématise l'amour humain et sa
fécondité. Mais ici plane une sourde menace
à l'encontre de cette splendeur. Au beau milieu du terrain
découvert se tient un drôle de bosquet buissonnant
incongru et ébouriffé, évoquant un
petit démon. La sirène d'un train hurle au loin.
L'intense lumière solaire filtre à travers les
crêtes de la forêt comme enflammées.
Symbole de l'absence, le train est corroboré par la
barrière figurant la voie ferrée, et la
fumée bruyamment expirée en abondance. Ces
métonymies prennent d'autres formes ou sont
relayées par d'autres dans le film. Les pseudo-rails des
rainures de parquet d'un stand de tir en gros plan par travelling avant
au ras du sol, par exemple. Le mouvement de caméra
s'accompagne de battements de cœur amplifiés
semblables au halètement de la vapeur, qui
émanent de l'instructeur militaire plaqué au
plancher dans l'imminence de l'explosion accidentelle d'une grenade.
L'explosion imminente, c'est précisément
l'impression que donne le buisson, associé à
l'ardeur ambiante et à la cigarette qui semble pouvoir tout
déclencher. On peut remarquer ultérieurement sur
des images d'archive en insert sa ressemblance avec un champignon
atomique. Dans notre séquence initiale cependant, une
terrible bourrasque va, avec un froissement sec de flambée,
terrasser les végétaux, confirmant la relation du
drame intime avec la violence du monde, jamais
éludée dans le film. En observant attentivement
les plans, on note que, de vases sphériques comme des bombes
jaillissent des gerbes sèches et drues.
Le feu s'avère à
l'étude
être un motif polyvalent et contradictoire, à
l'image de l'héroïne, qui
déréglée par la blessure d'amour,
frissonne survêtue en pleine canicule. Du buisson
démoniaque va émerger l'étranger
à l'allure faunesque. C'est un personnage secondaire mais
révélateur des pensées troubles de la
jeune femme esseulée. La séquence
s'achève significativement par un incendie sous les yeux de
Maria transie dans sa laine. Le "faune" qui émerge du
buisson de sa démarche chaloupée tient
d'étranges propos sur son intimité avec les
plantes. En compagnie de Maria rejointe sur la barrière qui
s'effondre, il dégringole les quatre fers en l'air avec un
rire dionysiaque. Il s'agit surtout de faire droit à la
formidable poussée des élans vitaux en
contradiction avec la socialité. Contradiction que marque
cette espèce de dérision mythologique. Du
même coup le personnage de Maria s'avère d'une
véridique complexité. Ces déchirements
intérieurs liés à des
désirs contradictoires, ont pour effet de marginaliser son
fils et de gâcher sa vie. Mais l'amour l'emportera
finalement, le fils-narrateur ayant compris que pour effacer le
malentendu fondamental qui le sépare de sa mère,
il lui faut disparaître, et sacrifier sa propre vie afin
qu'elle puisse se réconcilier avec elle-même sans
être vainement tentée de refaire ce qui est
révolu.
LES
TEMPS DU CINÉMATOGRAPHE
Ces deux formes du
même art correspondent à la fois à deux
moments de l'évolution technique et à deux
contextes historiques différents.
Le point commun est l'affinité de l'image
cinématographique et du symbolique, lequel s'accommode aussi
bien de l'image que du son. Mais le muet est structurellement
voué à la préverbalité qui
est parfaitement appropriée au comique. Or, paradoxalement,
si l'art est bien ce qui interroge le surgissement de l'impossible pour
le refonder comme possible, il faut qu'il ait affaire au tragique de la
destinée humaine, en considérant que chaque
époque est confrontée à un tragique
inédit.
Un des critères de valeur
esthétique que l'on
peut appliquer aux Temps modernes est cette prise
sur la réalité
socio-économico-historique, qui n'existe pas chez un Keaton,
ou un Langdon, dont le comique fondé sur un tragique
psychologique, ne régule pas les problèmes du
monde mais ceux de l'individu. Dans Les Temps Modernes,
la conjuration par le rire du retour de l'enfance refoulée
est l'émergence comique d'une douloureuse confrontation avec
le processus de réification de l'homme moderne. La
circulation des flux nourriciers fait du monde industriel un monde
maternel. Il n'y a ainsi aucune échappatoire, car la
Mère de l'homme, c'est l'économie de
marché et le taylorisme, son suppôt. L'usine
fabrique des bébés, les soigne et les nourrit
pour qu'ils naissent et meurent rivés à la
chaîne. Le parcours sinueux de Charlot dans les entrailles de
la machine figure la digestion cannibalique du
bébé en même temps que sa gestation
utérine (intestinale, conformément à
la théorie sexuelle infantile) automatique. Peu
après, le robot nourricier va jusqu'à lui
présenter des boulons à croquer. Le cauchemar
oscille constamment entre le tragique et l'absurde. La
société des hommes est retombée en
enfance : le directeur lit Tarzan et les gestes de ses ouvriers sont
des simulacres obscènes ou grotesques. Quelle riche
transposition imaginaire que celle capable d'embrasser dans un
même mouvement aussi bien la réalité de
la crise économique (qu'emblématise le motif
omniprésent de la faim), que la crise des valeurs !
Puis il y a cet enseignement, que la mesure du
tragique n'est pas dans
la représentation de la chose tragique elle-même,
mais dans sa métaphore (relevant du symbolique) à
la fois la plus crucialement familière et la plus
rigoureuse, en ceci que l'intuition créatrice de Chaplin
joue à merveille de l'archétype de la
Mère terrible, et de tout le registre des terreurs
infantiles.
Du coup le rire s'y révèle
beaucoup moins
orthopédique qu'à l'ordinaire. Dire qu'il est
grinçant serait faible. Trop lubrifié au
contraire, il entraîne un déboîtement
facial qui oblige à se recomposer désormais
prémuni contre le règne de la machine. Ainsi loin
d'être un simple divertissement transitoire, le film Les
Temps modernes s'inscrit-il dans le siècle.
Qu'en est-il du Miroir ? Par
quel miracle ce
chef-d'œuvre du cinéma réordonne-t-il
notre imaginaire pour que nous puissions renouer avec la
réalité vitale ? Il y a certes les indices d'une
vision sérieuse du monde, inséparable de la
notion d'amour et correspondant sans doute à ce qu'on
appelle l'éthique religieuse de Tarkovski. Cependant, on va
le voir, si le sérieux paraît quelque peu
réducteur s'agissant ce film, c'est que sa dimension
spirituelle déborde largement le cadre strictement
chrétien.
Il est vrai, tout d'abord, que la survie de
l'espèce
dépend de l'amour, le seul remède aux penchants
destructeurs, qui savent si bien se parer des motifs les plus louables,
antidote d'autant plus nécessaire que depuis
l'époque des Temps modernes, la haine
semble avoir pris le dessus.
Dans les années trente, en Occident, on
peut encore
attribuer la source du mal aux seuls aléas de la
révolution industrielle. L'horizon reste bienveillant. Les
dernières images des Temps modernes
montrent de dos, par plan d'ensemble évoluant en grand
ensemble, les amants vagabonds cheminant sur une route
déserte en perspective cavalière, qui pointe
à l'arrière-plan la figure nourricière
de monts mamelonnés. Émane de cette
scène un sentiment d'espoir. Le couple a subi les plus dures
épreuves. Il est dans un total dénuement. Mais il
est libre parce qu'il a un avenir. A la jeune fille mouillant de larmes
un petit ballot de chiffon noir comme si elle portait le cadavre de son
enfant, Charlot a suggéré du geste une conversion
au sourire. L'allusion au deuil indique que tout se résout
en drame personnel. Le danger peut encore se concevoir comme provenant
de l'inadaptation des hommes à une situation difficile. La
solution dépend donc de l'individu, dont le film stimule les
ressources imaginaires appropriées pour faire face
à un monde finalement acceptable. Le rire, en tant qu'il
entérine un certain ordre de choses, reste de mise.
Dans les années soixante-dix en
revanche, le danger est
à l'extérieur et partout. C'est le monde des
hommes qui s'est fait étranger à l'homme. La
guerre mondiale, les génocides, les crises
impérialistes, les régimes totalitaires, la
soumission de l'ordre de la nature aux lois du marché
entraînant la dégradation de la
planète, ont prouvé que la violence,
économique, idéologique, politique
était sans frein. Le rire est impuissant. Il faut
réinventer le monde possible.
Pour cela, Andreï Tarkovski
établit la
primauté de l'amour comme condition de la survie du monde.
La sauvegarde par l'amour de la seule existence humaine serait
cependant dérisoire, car elle est solidaire de la
totalité de la biosphère. L'amour humain
fécond s'élargit donc en celui de la nature, si
proche de Maria entourée d'arbustes et d'animaux
identifiés à des enfants par des comparaisons ou
des métaphores visuelles. La scène
érotique de la barrière s'associe clairement
à la fécondité
végétale par le cadrage ostensible de jeunes
arbustes de part et d'autre du géniteur occasionnel, qui se
trouve être, justement dans le secret des plantes. Il
évoque irrésistiblement Dionysios, protecteur des
arbustes et génie de la sève. La tentation
sexuelle de Maria se sublime en un désir de communion
féconde avec les forces vitales de la nature, qui prend
d'autant mieux le sens d'un appel au sacré que ce buisson
hautement inflammable d'où surgit la figure - faunesque ou
"silénesque" - du dieu de la fertilité et de la
végétation, s'apparente au Buisson ardent de la
bible, auquel le film se réfère par ailleurs
explicitement.
Ce panthéisme universaliste est en
contradiction avec le
chapeau chrétien qu'il est bienséant de faire
porter à Tarkovski. Mais il a le mérite de rendre
compte de l'humour imperceptible, colorant la "spiritualité"
du réalisateur russe.
Ce qui donne au sérieux de l'amour
régénérateur un caractère
de santé, d'espoir et de gaieté, dont la fonction
est moins de contrebalancer la prédiction de la catastrophe
rendue inéluctable par le règne de la
cupidité, que de faire droit à la richesse des
ressources spirituelles de l'homme.
RISIBLE
ET LANGAGE
ESTHÉTIQUE
Bien entendu, ce qui fait
de la réévaluation esthétique du monde
possible une action prospective et non une nostalgique leçon
de morale, est la nouveauté radicale de son langage. Ne
porte des idées neuves qu'un langage neuf,
spécifiquement élaboré pour accomplir
un projet qui ne détient pas encore ses moyens langagiers.
Or dans ce domaine, si le symbolique est la
condition du mouvement
transdiscursif qui libère l'esprit des concepts en vigueur
(par exemple, le concept d'absence), il ne saurait se passer du cadre
narratif - donc intelligible - qui le médiatise et
reflète lui aussi la nouveauté fondamentale de
l'œuvre. Ainsi, Le Miroir rompt avec le
cinéma de montage, eisensteinien, en traduisant
l'écoulement du temps de préférence
par des distorsions sémantiques intérieures au
plan. La scène initiale, par exemple, a pour
témoin (indésirable) Aliocha, le fils-narrateur,
somnolant sur un hamac avec sa petite sœur Marina. Mais
lorsque Maria rejoint sa maison après l'épisode
de la barrière, elle retrouve ses enfants dans des
circonstances logiquement incompatibles avec une continuité
spatio-temporelle : ils sont attablés devant leur petit
déjeuner, et Marina est autrement vêtue. Ce
procédé rend compte d'un parti-pris de traitement
de l'espace-temps interne au plan. C'est un des sens du motif du miroir
qui, voué à refléter le contrechamp,
épargne le déterminisme chronologique du montage
(toujours soumis au rapport contraignant
narration/diégèse). Ce qui finit par engendrer un
univers de la simultanéité, destiné
à responsabiliser l'homme face au devenir de son univers. Le
corrélat de la réalité de
l'espace-temps est en effet l'aveuglement, l'oubli et la
séparation ("loin des yeux, loin du cœur") que le
film combat en rétablissant, au prix d'extravagances
narratives, tous les liens de solidarité vitaux pour la
survie de l'espèce.
On est plus proche du rire qu'il n'y
paraît, car les cadres
cognitifs sont transgressés comme par exemple dans la
logique enfantine. La seule chose qui sépare un mot d'enfant
de l'insolite inhérent à un langage
esthétique original est l'infantilisme qui joue le
rôle de signal de risibilité.
Réciproquement, s'agissant du comique
des Temps
modernes, l'exigence esthétique veut que la
monstruosité que le rire devrait désamorcer reste
suffisamment inquiétante pour exprimer l'horreur machinique.
Ainsi le fantasme cannibalique infantile, que tout parent sait
spontanément convertir en rire par des simulacres
d'ingurgitation grotesque adressés à l'enfant,
imprègne nettement les décors de l'usine sur le
mode terrifiant. Les machines ne sont pas seulement des
géants pourvus de gueules béantes et de
systèmes de broyage digestif, mais elles se
hérissent d'une profusion d'organes aussi
étrangement inassignés que vaguement
sexuels.
Je serais donc tenté en guise de
conclusion de faire
remarquer qu'il peut être fécond pour la
réflexion de remettre en cause les notions reposant sur les
catégories du sens commun. Les problèmes
rencontrés semblent en effet moins relever du rapport entre
l'art et le risible que de la modalité du jeu
esthétique engagé avec l'"impossible", qui
dépend bien entendu également de la nature des
moyens langagiers : le muet ne requiert ni les mêmes
thématiques, ni les mêmes procédures
que le sonore. La richesse de la logique imaginaire et
émotionnelle, tient en partie à ce qu'elle admet
une
hétérogénéité
dans l'enchaînement des processus langagiers. Cette forme de
liberté de mouvement est bien connue du rêve,
capable de combiner le symbolique linguistique avec l'iconique, lorsque
par exemple il s'amorce sur un jeu de mot qui entraîne une
situation scénique (figurabilité). En
considérant donc que l'art et le risible sont
constitués des mêmes données
fondamentales, la liberté inhérente à
l'art permet de dépasser la question de savoir dans quelle
mesure le rire peut être ou non un auxiliaire
esthétique.
Daniel
Weyl
NOTES
1)
Publié in "Humoresques 8", Presses universitaires de
Vincennes, 1997. Retour
2) Quelle est la
condition pour que la précarité et
le tragique de la condition humaine puissent soudain par l'humour
s'inverser en bénéfices psychiques ? Il y a
apparemment trois conditions : que le destinataire soit a priori
consentant, que l'humoriste ne prête pas lui-même
à rire, et qu'il assortisse son discours de signaux de
risibilité. Ces derniers sont de trois ordres : signaux
d'intonation ou de jeu de scène, signaux
d'énoncé et signaux d'énonciation. Les
premiers sont des décalages par rapport à la
norme de prononciation : accent étranger (Popeck),
provincial (Anne Roumanov, Guy Bedos), de classe, etc., aussi bien que
variante combinatoire phonétique (r roulé) ; ou
bien ils correspondent à des parodies, à des
outrances caricaturales, y compris l'excès de
sérieux du pince-sans-rire. Toutes choses
préférables à la lourdeur du clin
d'œil, ou des rires off de certaines productions
télévisuelles. Les signaux
d'énoncé sont des éléments
risibles plus grossiers, en général burlesques.
Les signaux d'énonciation procèdent de ruptures
de ton ou de logique. Retour