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Akira KUROSAWA
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Rhapsodie en août (Hachigatsu no rapusodi) Jap. VO 1990 98' ; R., Sc. A. Kurosawa, d'après le roman de Kiyoko Murata Au fond de la marmite (Nabe-no-naka) ; Ph. Takao Saito, Shoji Ueda ; Lum. Takeji Sano ; Son Ken'ichi Benitani ; M. Shinichiro Ikebe (d'après Schubert et Vivaldi) ; Pr. Hisao Kurosawa/Kurosawa Productions, Feature Film Enterprise 2, Shochiku ; Int. Sachiko Murase (Kane, la grand-mère), Hidetaka Yoshioka (Tateo, fils de Yoshie), Richard Gere (Clarke, neveu de Kane), Tomoko Otakara (Tami, fille aînée de Tadao), Mie Suzuki (Minako, fille de Yoshe), Mitsunori Isaki (Shinjiro, fils de Tadao), Hisashi Igawa (Tadao, fils de Kane), Toshie Negishi (Yoshie, fille de Kane), Choichiro kawarazaki (Noburo, mari de Yoshie), Narumi Kayashima (Machiko, épouse de Tadao).

  Passant l'été de 1990 près de Nagasaki chez Kane, leur grand-mère âgée de 80 ans,
 quatre enfants sont initiés à l'horreur de la bombe atomique sous laquelle périt leur grand-père le 9 août 1945 et dont la calvitie de Kane est le stigmate. Les enfants de Kane (Tadao, le père de Tami et de Shinjiro, et Yoshie, la mère de Tateo et de Minako), sont à Hawaï en visite chez leur oncle Suzujiro, frère aîné de Kane qui, ayant fait fortune en fondant une plantation d'ananas en 1920, avait épousé une Américaine, dont il est veuf. Suzujiro voulait voir sa cadette avant de mourir, mais cette dernière a préféré lui envoyer ses enfants pour pouvoir jouir de la présence de ses petits-enfants.
   Du reste elle ne se souvient guère de ce frère parmi onze de la fratrie. Aussi quand un télégramme de Clarke, le fils de Suzujiro, insiste pour la faire venir en compagnie des enfants, elle se méfie et demande des détails sur la famille pour tester l'expéditeur. Les enfants se demandant si c'est parce qu'il est américain, elle déclare ne pas en vouloir aux américains mais à la guerre. Elle leur parle de son passé et évoque la bombe atomique qu'elle a vu exploser de chez elle, à huit kilomètres de l'épicentre, et qu'elle se rappelle comme d'un œil terrifiant dardé sur eux. Du reste les enfants ont pris d'eux-mêmes l'initiative de se rendre sur le lieu de la mort du grand-père, dans l'école où il était instituteur.
   Satisfaite finalement par la réponse de son frère, elle se décide au voyage, qu'elle annonce par télégramme, mais pas avant d'avoir commémoré le 9 août. Entre-temps Tadeo et Yoshie sont de retour. Ils sont contrariés par la mention de la mort atomique de leur père, qui leur paraît une indécence à l'égard des Américains, et font pression pour que la visite à Hawaï ait bien lieu, par respect pour l'argent de l'oncle. Kane les morigène vivement, déclarant aller voir son frère et non son argent.
   Le cousin Clarke, cependant, annonce son arrivée. Tadeo et Yoshie s'imaginent que c'est pour clore toute relation après le télégramme indélicat. Mais le cousin, qui a vraiment l'air d'un Américain, vient surtout honorer sa tante et le souvenir de son oncle. Il repart brusquement à l'annonce de la mort de son père. Kane entre en plein délire et, prenant un orage pour une explosion nucléaire, fonce en direction de Nagasaki dans la tempête dont ne la protège pas le parapluie, qui se retourne. Ses petits enfants, suivis de leurs parents se lancent à sa poursuite sans parvenir à la rattraper.

   Il s'agit donc d'apprentissage. La grand-mère d'abord dénigrée et même cruellement ("une vraie tête de mule déplumée") pour son obstination et sa cuisine exécrable est peu à peu réhabilitée aux yeux des enfants par la découverte compassionnelle du drame de sa vie, première étape de la conscientisation. Le tourisme banalise la bombe, et les gens en général ne comprennent pas. Il faut tout un travail d'ordre affectif pour capturer l'indicible du malheur en invitant d'abord chacun à détruire les illusions qui en protègent les bénéfices secondaires, comme celle du patriotisme yankee de Clarke, qui semble indissociable de ses honorables dollars.
   La progression de la conscience des petits-enfants est figurée par le vieil harmonium, associé au grand-père, qui en jouait. Comme il sonne horriblement faux, Tadeo déclare à sa sceptique cousine Tami qu'il "le réparera certainement". Cette indécision est à la mesure de la difficulté à comprendre les effets humains de la bombe. L'harmonium endosse le rôle du coryphée ponctuant d'un commentaire chaque épisode. On s'aperçoit peu à peu qu'il joue de moins en moins faux, dans une progression hésitante : il peut aussi parfois régresser, puis tout à coup jouer juste. Mais Tami finira par remarquer qu'il est réparé.
   La prise de conscience, par ailleurs, progresse moins didactiquement que fortuitement, au gré des événements. C'est parce que la cuisine de grand-mère est mauvaise que les enfants vont à Nagasaki faire les courses et éprouvent le besoin de visiter le lieu où leur grand-père cessa de vivre. Ainsi les informations survenant petit à petit sont toujours concrètement associées à une situation du présent, souvent elle-même porteuse de souvenirs.
   La mort quant à elle est présentifiée de façon frappante. La déformation par la chaleur atomique de la structure de fer du jeu d'enfants est comme l'empreinte de la mort. Pendant qu'ils l'observent puis se recueillent, une bourrasque soulève derrière eux un rideau de poussière qui se déplace de gauche à droite, évoquant à la fois l'effet du souffle atomique et le passage d'une âme. Peu après leur image reflétée dans le marbre noir du monument qui marque l'épicentre, identifie les enfants à ceux qui, disparus ici même quarente-cinq ans auparavant, se trouvent maintenant "de l'autre côté du miroir".
   L'espoir réside dans le surnaturel et le sacré. Associée au grand-père, qui ne se lassait pas de la contempler, la lune se lève du côté de Nagasaki exactement à l'emplacement de l'éclair de l'explosion. Parfois Kane et ses petits-enfants s'assoient face à l'astre comme le faisait le grand-père. Il représente la version faste de la bombe, assimilée à un terrible œil divin. Le surnaturel, auquel on peut avoir recours dans le malheur, appartient à l'univers de Kane, qui raconte comment son frère noyé a été ramené par un " Kappa ", divinité aquatique. Il est peu différencié du sacré qui permet à Kane par la prière de rester en contact avec le monde des Morts.
   L'abolition dans la dernière séquence de la frontière entre naturel et surnaturel constitue une note d'espoir, soulignée par la chanson de la "rose écarlate seule dans les champs" dont la contemplation régénère et qui est représentée dans le film par une rose, signalée par une procession de fourmis pendant le culte commémoratif du 9 août et par la variation vestimentaire des enfants sur le rouge. Le montage s'inspire du paradoxe de Zénon : les jeunes en plein élan, souligné par le déséquilibre à la limite de la chute, ne rattrapent jamais la vieille à la course parce qu'ils sont dans des plans séparés. (
Achille se met à courir pour rattraper la tortue qui le précède, mais lorsqu'il atteint la place qu'occupait la tortue, cette dernière a avancé. Il doit donc atteindre maintenant la place qu'elle occupe alors et ainsi de suite... Achille ne rattrapera donc jamais la tortue.)
   Il continue de se confirmer néanmoins, qu'à ma connaissance quelque chose s'est tari chez Kurosawa après
Barberousse. Rhapsodie en août apparaît plus généreux qu'artistique. En dépit du travail du son, du rôle dramatique joué en contrepoint par le timbre et le rythme des stridulations d'insectes par exemple, il y manque l'ampleur du jeu sous-jacent et le décalage de l'humour (l'ananas imprimé sur le dos de Tadao en est une timide esquisse), éléments d'une liberté singulière qui s'était fait jour dès le premier essai en 1943. 22/07/04 Retour titres