CINÉMATOGRAPHE 

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Jean RENOIR
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La Règle du jeu Fr. N&B 1939 110' ; R., Sc. J. Renoir ; Ph. Jean Bachelet ; Son Joseph de Bretagne ; M. Roger Désormières, Mozart, etc. ; Déc. Eugène Lourié ; Pr. N.E.F. ; Int. Marcel Dalio (marquis Robert de La Chesnaye), Nora Grégor (Christine de La Chesnaye), Roland Toutain (André Jurieu), J. Renoir (Octave), Mila Parely (Geneviève de Marrast), Anne Mayen (Jackie), Julien Carette (Marceau), Gaston Modot (Edouard Schumacher), Paulette Dubost (Lisette Schumacher), Pierre Magnier (le général), Pierre Nay (Saint-Aubain), Eddy Debray (le majordome).

   Héros du franchissement aérien de l’Atlantique, André Jurieu est profondément épris de Christine de la Chesnaye, que délaisse son époux le marquis Robert de la Chesnaye, lui préfèrant les automates anciens et, pour peu de temps encore, Geneviève. L'exploit de l'aviateur cependant n'était que pour les beaux yeux de la marquise pourtant fidèle à son époux volage. À la demande de Jurieu, son ami, Octave s’entremet auprès de Christine, amie de jeunesse dont il est amoureux. Il parvient à le faire inviter par le marquis à la Colinière, château solognot où se prépare une partie de chasse.
   Christine y surprend un baiser entre son mari et Geneviève. Ignorant qu'il s'agissait d'un adieu elle décide de s’émanciper et flirte avec Saint-Aubin, l'un des insipides invités. En même temps, Lisette, la camériste de Christine, se laisse lutiner par Marceau, le braconnier que vient par caprice d’engager La Chesnaye comme domestique. L'époux de Lisette, le garde-chasse Schumacher, est d’autant plus jaloux que le braconnier fut d’abord celui de ses lapins. Un Schumacher enragé en vient à poursuivre Marceau, faisant feu sur lui au milieu des festivités de la soirée, si bien qu'il est applaudi.
   Schumacher et Marceau sont remerciés par le maître de séant. Cependant Jurieu casse la figure à Saint-Aubin. Déclarant à l'aviateur ne l’avoir fui que par amour, Christine propose de le suivre sur le champ. Devant les scrupules de courtoisie de Jurieu envers son hôte, elle se tourne vers Octave dont elle se sait aimée. C’est réciproque, pense-t-elle maintenant. Ils décident de fuir ensemble, mais alors que l'heureux élu vient chercher le manteau de Christine qui, couverte en hâte de la pèlerine de Lisette, patiente dehors dans la petite serre, la camériste lui fait remarquer qu’il n'est pas de taille à assurer à sa maîtresse le train de vie auquel elle est accoutumée.
   Conscient d'être un raté, Octave confie alors le manteau à Jurieu et lui passe le sien propre, lui assurant que Christine l’attend. Mais Schumacher, posté dehors en compagnie de Marceau, avait pris
pour Lisette Christine en galante compagnie avec Octave. Quand Jurieu survient affublé en Octave, Schumacher vise et l'atteint mortellement. Déplorant ce qu’il appelle un accident du garde-chasse qui ne faisait que son devoir en empêchant le braconnage, et après une brève oraison, le marquis invite avec panache la compagnie transie à réintégrer le château.

   Sous les apparences d’une comédie entre Musset et Beaumarchais, c'est une tragédie et satire sociale, mais tragédie vivante, ce qui ne fait qu'embellir la satire.
   Comment faire du vivant avec l'artifice des comédiens, décor, lumière, caméra, montage, son et comment éviter le point de vue moral surplombant qui rend la satire abstraite ?
   Le réalisateur se méfiait des "vedettes", comparables à des canards : l'eau glisse sur leurs plumes, ils restent secs (in J.R., Ma vie et mes films, p. 218)
. L'équipe du film fut mise en condition en restant isolée un temps à la campagne. Se forma ainsi une communauté de tournage. Par ailleurs, Renoir fait confiance aux contre-emplois à l'encontre des rôles sur mesure. Plutôt voué aux rôles de métèque visqueux, nonobstant la parenthèse de La Grande illusion, Dalio n'était pas préparé à endosser la peau d'un aristocrate. Il se trouve donc soudain devant une tâche l'obligeant à s'inventer un comportement, à improviser la vérité d'un personnage, bref, à être spontané, ce qui le rend totalement crédible. Paulette Dubost et Nora Grégor sont de bons catalyseurs émotionnels de l'œuvre. Grégor tout empreinte d'une tristesse lasse, Dubost pleine de gouaille et de santé. Toutain fait consciencieusement son travail. Les autres sont des fantoches de comédie par la judicieuse exploitation des tics professionnels. Seul Renoir, avec ses intonations et gesticulations datées est un acteur détestable, mais cela ne dépare point le rôle intentionnel du bouffon de service qui fait le lien entre tous les événements.
   Ce n'est pas à dire que les deux femmes aient une quelconque préséance sur les autres acteurs. Car il s'agit d'un film de groupe, et c'est pourquoi la satire est si profonde. Point de personnage clé auquel s'identifier, pas même d'aspérité à laquelle se raccrocher pour saisir une bribe de vérité préfabriquée, et aucune conclusion ne peut être tirée de ce film avant qu'on n'en soit pénétré en totalité.
   Les personnages ne forment guère galerie de portraits. La vérité même des protagonistes n'est pas là pour elle-même, au vain plaisir de dépeindre des simulacres humains, mais comme médiation prégnante parce que crédible de l'univers du film. Aussi ne faut-il pas se laisser séduire par la munificence aristocratique si justement incarnée, en prenant le jeu de Dalio à la lettre. On peut alors remarquer que son maquillage est celui d'un automate. Par dérision, il prend même un court instant la pose d'une statue de lion interposée à l'avant-plan. Les personnages tiennent d'ailleurs souvent leur relief d'être cadrés auprès d'une figure inanimée. Le cerf, symbole du cocu, ne fait pas exception.
   À ces enjeux le filmage semble laisser libre cours. Ce qui règle l'enchaînement des actions est moins le montage que les accidents survenus au long du parcours en plan-séquence d'un personnage donné. Ceci sans que la caméra anticipe jamais ; elle est au contraire parfois surprise par l'événement en marche qui se décadre de lui-même. Car les données ont une existence autonome
: elles ne sont pas soumises à l'impératif de centrage et d'isolement dicté par un souci d'ajustement de l'image à l'intelligence d'un enfant de trois ans. Il y a chevauchement plutôt que succession des actions. La radioreporter du Bourget au début demande une interview à Jurieu pendant qu'il est encore en conversation avec Octave.
   Par ailleurs, tout fait est le point d'émergence transitoire d'un bouillonnement généralisé. Ainsi le plan fixe attrape-t-il plusieurs niveaux d'action dans la profondeur de champ, niveaux éventuellement discriminés par l'angle au moyen de la plongée. Que ces niveaux d'action soient fonctionnels ou non importe peu. Dans tel cas, deux invités à l'arrière-plan se font des signes de connivence ironique pendant que Christine déclare à l'assemblée la pureté de ses sentiments à l'égard de Jurieu. La coïncidence se révèle alors être causalité. Dans tel autre cas, des petits groupes vaquent, une silhouette traverse le couloir, au fond du champ pendant qu'Octave souhaite la bonne nuit au général. Aucune causalité, mais un rapport vivant entre plusieurs actions coïncidentes.
   Le champ n'est que transition du hors-champ dont l'omniprésence est assurée par les passages incessants de l'un à l'autre, d'une part, et par le son acousmatique d'autre part. Christine étant pour la première fois dans les bras d'André, le couple est surpris par l'irruption de Marceau puis de Schumacher armé que tente de retenir Lisette. Suit, hors champ, un bruit de pas précipités qui s'interrompt net. Un contrechamp montre face-caméra le marquis en arrêt qui va maintenant s'en prendre à André. Non seulement donc l'entrée en scène du mari est dramatisée par le caractère sonore et acousmatique dans un premier temps, mais en même temps, la violence des maîtres va prendre le relais de celle des domestiques, mode d'enchaînement plus vivant que l'effet de collure.
De même que dans le film un miroir remplace avantageusement, au besoin, le champ-contrechamp. L'effet montage procède donc des actions mêmes, alors que le montage désigne la puissance extérieure d'une main ordonnatrice.
   De même qu'en ce qui concerne l'énonciation, il n'y a pas d'instance supérieure pour imposer au spectateur le sens de ce qu'il doit comprendre. La musique entendue n'est pas le commentaire dogmatique en surplomb de l'action auquel le spectateur est accoutumé. D'abord hors champ, la source finit par s'en révéler. Non sans commenter, mine de rien, l'action de façon grinçante. Durant la bagarre de Jurieu et Saint-Aubain, un piano de cabaret émanant de la fête hors champ évoque une querelle de pochards. Mais c'est au spectateur à faire le lien.
   Ce sont donc les faits d'eux-mêmes qui prennent un sens satirique au moyen d'un renversement ironique suggéré par le ton général. "Il faut bien que ces gens-là s'amusent !" réplique une invitée aux paroles d'excuse des hôtes concernant le comportement violent de Schumacher. Le sens de la tournure péjorative "ces gens-là" prend tout son relief de mépris d'une classe envers ceux qu'elle considère inférieurs. Réciproquement : "M. le marquis a voulu me relever en faisant de moi un domestique". Ainsi Marceau exprime-t-il sa reconnaissance émue au marquis qui vient de le congédier.
   Marceau étant sincère, l
'ironie épingle en fait indistinctement les deux classes. La satire n'est pas la condamnation d'une classe mais la révélation d'un monde absurde où les uns trouvent naturel d'être servis par leurs frères humains, lesquels sont fiers de cette condition subalterne. Au point d'y voir une sinécure : "Je vais me remettre au travail." dit le Marceau congédié, comme s'il avait au château
passé des vacances. Les tenants et aboutissants véritables de l'intrigue ne sont donc pas exposés. Ils sont pointés par des indices comme s'ils s'autodésignaient.
   Telle invitée débarquant ne souhaite pas qu'on la débarrasse tout de suite de son manteau de fourrure comme on le lui propose. La même croit que l'Amérique précolombienne est une histoire de nègres. Snobisme et ignorance, deux traits démystificateurs quant à la prétendue supériorité de classe.
   Sans jamais nul manichéisme pourtant. Le montage parallèle met à égalité le haut et le bas. Un fondu-enchaîné passant des cuisines aux salons surimprime avec ironie la populaire radio des cuisines et une pendulette précieuse sur guéridon de marbre. Mais la cruauté du général contant en riant aux éclats la mort en vingt minutes d'un chasseur touché par accident n'a d'égal que le langage de Marceau pour qui Jurieu "a boulé comme une bête". "Faites cesser cette comédie !" ordonne le marquis à propos de Schumacher. "Laquelle Monsieur le marquis ?"
rétorque Corneille (!) qui songe, lui, à celle des maîtres. Le parallèle ironique entre les deux classes s'étend jusqu'à la situation maritale symétrique et inverse des maîtres et des Schumacher : le marquis trompe Christine comme Lisette le garde-chasse.
   Les domestiques eux-mêmes ne sont pourtant pas à mettre tous dans le même panier. Quand certains à table font leurs choux gras des origines juives du marquis, le chef cuisinier leur ferme la bouche en faisant l'éloge de son raffinement aristocratique en matière culinaire. Ce qui fait justice du prétendu obscurantisme populaire.
   Une stricte étiquette règle la vie du personnel jusqu'à l'absurde
. Corneille, le majordome, ne s'abaisserait pas à porter secours à Jackie, la nièce amoureuse en train de s'évanouir de désespoir au spectacle de Christine dans les bras de Jurieu. Alors qu'elle se trouve à sa portée, il claque des doigts pour qu'un subalterne quelconque vienne la rattraper au vol. Trop tard, bien entendu, couronnant le haut comique pince-sans-rire de la scène, elle s'affaisse sur le carrelage à ses pieds avant l'arrivée du préposé ad hoc.
   Les acteurs du drame sont caractérisés plus profondément qu'il n'y paraît, jusqu'à la contradiction. Christine confie à Octave que Jurieu lui a proposé de passer un mois avec sa mère jusqu'à ce qu'il ait apaisé son mari. C'est alors le côté lâche du héros qui éclate, amenant Christine à élire, provisoirement, Octave. Schumacher n'a pas tiré sur un coup de tête. Le spectateur est à son insu préparé de longue date. Le garde-chasse est un être fruste, affectivement fragile, tenu en état de frustration sexuelle par Lisette et humilié par tout le monde, mais surtout par Corneille et par le marquis, qui prend la défense du braconnier contre lui. Le malheureux réagit par des actes et des propos violents, tuant un chat et affirmant à tout bout de champ qu'il n'hésitera pas à tirer sur Marceau. Lisette, figure positive en apparence est donc indirectement responsable de la mort de Jurieu.
   Au total, les deux mondes se confondent surtout sous l'angle de la chair. Le séjour au château est une question de braconnage et de bottes. Le braconnage est une activité à risques. En tuant l'amant de sa patronne, Schumacher n'a fait que son devoir de garde-chasse. Il est donc pardonné par le principal intéressé, qui le couvre.
En expert, le braconnier Marceau, qui n'hésite pas à consommer le gibier légitime du garde-chasse, est chargé des bottes de ces messieurs, le sens figuré de botte dans proposer la botte "inviter à faire l'amour", est ici d'autant plus approprié que "Schumacher" veut dire, en allemand, cordonnier. En dérision, puisque c'est son rival qui est le grand ordonnateur des "bottes", l'adultère étant à l'amour ce qu'est le braconnage à la chasse. "Ces messieurs attendent après leurs bottes" se plaint Corneille. Et l'on cherche partout pendant qu'au sous-sol Marceau les fait reluire (reluire : jouir, sens attesté) à qui mieux-mieux en compagnie de Lisette croquant une pomme. Le marquis qui en a, lui, les moyens, rêve harem. C'est sans doute pourquoi Christine est déguisée en mouquère. Tandis que, de façon vaine, Saint-Aubin en costume de Céladon pour les besoins du divertissement commun de la soirée va rejoindre Christine, affublée en bergère de comédie.
   Les références à la comédie, notamment dans le cadrage assimilant certains espaces, comme la terrasse ou le vestibule, à une scène de théâtre, ne sont donc pas à prendre comme un hommage au genre théâtral mais comme une figure de la facticité sociale. Celle-ci culminant dans le limonaire devant lequel gesticule un marquis barbouillé comme ses automates.
   Voilà un film vraiment libre, et donc Renoir est au sommet de son art comme on dit. Le public de l'époque, qui lui fit mauvais accueil, ne s'y était pas trompé. 21/09/09
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