CINÉMATOGRAPHE 

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Akira KUROSAWA
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Les Hommes qui marchent sur la queue du tigre (Tora no o o fumu otokotachi) Jap. VO N&B 1945 58' ; R., Sc. Mont. A. Kurosawa, d'après une pièce du théâtre Kabuki, Kanjincho (La Liste de souscription) ; Ph. Takeo Ito ; Son Keiji Hasebe ; M. Tadashi Hattori ; Pr. Motohiko Ito/Toho ; Int. Denjiro Okochi (Benkei), Susumu Fujita (Togashi Saemon, gardien du poste frontière), Kenichi Enomoto (le porteur), Masayuki Mori (Kamei), Takashi Shimura (Kataoka), Akitake Kono (Ise), Yoshio Kosugi (Suruga), Dekao Yoko (Hidachibo), Hanshiro Iwai (le prince Yochitsune Minamoto), Yasuo Hisamatsu (messager de Kajiwara), Soji Kiyokawa (émissaire de Togashi).

   Trop sensible aux propos diffamatoires du seigneur Kajiwara, le shogun Yorimoto s'est brouillé avec son frère cadet, le prince Yoshitsune Minamoto. Lequel, accompagné de six membres de sa garde comme lui
déguisés en ascètes des montagnes, doit traverser un poste frontière pour échapper à la vindicte fraternelle. Ils rencontrent un porteur rigolard révélant malgré lui que leur stratagème est parfaitement connu et qu'ordre est donné d'arrêter sept ascètes des montagnes. Le prince se déguise alors en portefaix sous l'œil sceptique du vrai porteur. Ainsi se présentent au poste cinq moines et deux porteurs. Assisté du messager de Kajiwara, Togashi Saemon, le commandant, interroge Bantei, le chef d'arme du groupe. Expliquant qu'ils font une souscription pour rebâtir le temple Todaiji de Nara, celui-ci est si convaincant que, le considérant comme un moine éminent, Togashi désire contribuer à la souscription.
   Mais le messager de Kajiwara croit avoir reconnu le prince. Bentei réagit en
bastonnant ce porteur, piètre au point d'avoir été confondu avec un haut personnage, inhabile à la tâche. Togashi tombe dans le piège (ou du moins le semble), en raison de la loi interdisant formellement de porter la main sur son seigneur. Le petit groupe part donc libre. Plus loin, comme un chien dont la queue serait l'épée, Bentei se prosterne de honte aux pieds de son maître qui se découvre, s'agenouille, lui prend la main et l'apaise par ces mots "ce n'est pas ton bras qui m'a frappé mais la grâce divine". Ils sont bientôt rejoints par un émissaire de Togashi portant du saké en signe d'apaisement. Bentei se grise et commande au porteur de danser. Celui-ci, qui s'est servi du saké en cachette, exécute une danse grotesque. Bentei déclame un poème. À l'aube, le porteur se réveille seul dans la campagne désertique. Il exécute quelques pas de danse et sort du champ.

   Tourné en décors naturels à l'exception du poste frontière, film remarquable par le risque pris avec le mélange des genres. Absent de la pièce d'origine et imaginé par Kurosawa, le personnage du porteur fait pendant à la solennité hiératique inspirée du nô et du kabuki. Trois "masques" y contribuent, outre le porteur, le moine
géant au poil broussailleux de méchant burlesque et le messager de Kajiwara arborant une petite moustache de traître surmontée de sourcils relevés. S'y ajoute le caractère sacré de la prière ou de la lecture du faux rouleau de sollicitation, lentement déclamés par Bantei d'une voix sépulcrale. Effets cassés par les mimiques du porteur, qui devraient logiquement trahir les moines.
   Ni ceux-ci ni Togashi cependant ne semblent le remarquer, comme si le porteur était hors jeu. Accentuée par les voix
off du chœur narratif, par le contrepoint ironique des rossignols aux paroles échangées entre le porteur et les moines, par le système de volets alternés (gauche-droite, droite-gauche, haut-bas, bas-haut) séparant les séquences et par le contraste entre le décor naturel et le studio, la distance dramaturgique qui en résulte ne signifie pourtant nullement un procédé de contrôle du récit, qui reste troublé d'une ambiguïté.
   L'émissaire porteur du saké de la cordialité jette un long regard suivi d'une légère inclination de tête équivoque sur le prince
déguisé, suggérant que, nullement dupe, le gardien du poste-frontière a voulu honorer en secret celui-ci. La longueur suspensive des plans laisse craindre une ruse pour confondre in extremis le prince. La coupe de la cordialité ne serait-elle pas une façon d'amener Bentei à se trahir ? En obtempérant sans réserve, le chef des moines-soldats manifeste sa confiance, qui n'est pas donnée au hasard étant donné le caractère du personnage.
   En même temps, un accompagnement de musique traditionnelle - flûte et percussions - installe un moment de grâce. La vérité, qui est vérité du Bien chez Kurosawa, triomphe. Après la scène de bastonnade, au bout d'un panoramique de découverte qui avait commencé par la violence offensive des six se sentant acculés, Togashi dont le visage est franc et serein, se tient les yeux fermés dans une attitude d'intense méditation, comme s'il mesurait la profondeur de l'enjeu, voire en
souffrait. Il est manifeste qu'il protège le prince Yochitsune contre le messager de Kajiwara. En tant qu'incarnation d'un principe sacré, le prince ne peut, du reste, se réduire à la catégorie de fugitif. Il suffit que le porteur fasse innocemment remarquer - avant de connaître l'identité de ses compagnons -, que "l'illustre chef de l'armée de Genji est devenu un fugitif" pour qu'un des moines soldat se mouche après avoir poussé un gros soupir.
   Or, ledit chef de l'armée n'est qu'à moitié déguisé, ce qui attirera les insolentes railleries du porteur. Sa façon de se cacher en tenant le bord de son chapeau ostensiblement rabattu est en même temps signal de son identité, souligné par des cadrages particuliers le
distinguant au milieu les autres.
   Le héros du film n'est pas le prince mais Bentei, typique sage kurosawien, lui qui, par exemple, quand ses compagnons songent à la guerre, rétorque : "Si nous n'avions compté que sur notre bravoure, nous serions morts à l'heure qu'il est". La dernière scène en plan général sur un ciel grandiose, paraît donner le dernier mot au bouffon comme s'il ne s'était rien passé, comme s'il sortait d'un rêve. Mais il sort du
champ, laissant une image du caractère indicible de la vérité toujours à refaire comme les nuages dominants du plan. Vérité affirmée comme sacrée à en juger dès le départ par la beauté de l'environnement qu'inaugure un panoramique partant en contre-plongée sur les frondaisons de la vénérable forêt, pour venir cadrer le groupe cheminant en contrebas. Les légères plongées sur les personnages, notamment dans les dialogues, continue d'affirmer par la suite la présence de la transcendance. 22/05/04 Retour titres