CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

                 

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Robert BRESSON
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Quatre nuits d'un rêveur Fr. couleur 1971 88' ; R., sc., dial., R. Bresson, d'après la nouvelle de Dostoïevski Les Nuits blanches ; Ph. Pierre Lhomme (Ghislain Cloquet pour le film incorporé) ; Déc. Pierre Charbonnier ; Ass. Mylène Van der Mersch, André Bitoun, Jean-Pierre Ghys, Munni Kabir ; Mont. Raymond Lamy ; Son. Roger Letellier ; M. Michel Magne ; Pr. Albina Productions, Victoria Film, I Film dell'orso ; Int. Guillaume des Forêts (Jacques), Isabelle Weingarten (Marthe), Jean-Maurice Monnoyer (le locataire), Aline Dumontet (la mère de Marthe), Jérôme Massart (le camarade peintre).


   Jacques, jeune artiste-peintre, s'invente et enregistre des romances sur un magnétophone portatif, qu'il écoute tout en maniant son pinceau. Déambulant nuitamment sur le Pont-Neuf, il sauve Marthe, qui s'apprêtait à sauter par désespoir amoureux. S'étant confiés l'un à l'autre, ils s'installent dans un rapport d'amitié fondé sur un cruel malentendu. Elle expose sans fard son désir pour l'autre, ancien locataire de sa mère qui avait promis de la retrouver après un séjour aux États-Unis maintenant accompli, tandis qu'épris, Jacques, joue les consolateurs au grand cœur jusqu'à servir d'intercesseur, se contentant de confier au magnétophone ses émois. Il finit par se déclarer quand elle paraît se résigner. Elle consent en paroles à répondre à son amour mais, en sa compagnie, tombe dans les bras du locataire rencontré par hasard dans la rue. Le peintre retourne à ses pinceaux en écoutant au magnétophone le récit fantasmé d'une idylle entre Marthe et lui. 


    

   Ce n'est pas l'éloge mais la mise en crise de l'amour, qui permet de conjurer la représentation pure et simple, laquelle ne peut qu'être inférieure à la question. Car, infilmable, l'état amoureux ne saurait vraiment se laisser saisir en soi, à moins de tragique qui le mette en lumière. Pour bien entrer dans cette aporie, il convient ici de se débarrasser de l'anthropomorphisme, supposant un système catégoriel hiérarchisé. À l'ordinaire, cela commence par des sentiments qui placent au premier plan des personnages suscitant l'identification comme sphère stricte du sens. Ici un renversement s'opère car, à y regarder de près, aucun des protagonistes n'est exemplaire. C'est le rapport entre les trois qui agit en revanche. Nous avons successivement un onaniste (Jacques), une vierge surinvestissant le désir (Marthe) et un velléitaire (le locataire). Configuration dramaturgique propre cependant à mettre hautement en relief la dimension érotique. 
   Bref, le film exalte l'érotisme
au mépris des tribulations de trois malheureux mortels. Le décor est à cet égard primordial : parisien nocturne, à l'exception du prégénérique campagnard et du flash-back du récit de Jacques, avec lesquels il fait un contraste signifiant, peuplé encore des enfants sans frontières de Soixante-huit, dans un bouillonnement festif à la fois bigarré, scintillant et musical. On s'assoit par terre n'importe où pour faire connaissance. Une libre bohême aux pieds nus occupe la nuit épaisse qu’égaye l'éclat de vitrines et de signaux multicolores. De la démultiplication des possibles émane une intense sensualité. La musique brésilienne, d'écran toujours, appartenant donc à cette même réalité diégétique, en est l'expression jusqu'à l'insoutenable. On remarquera que la couleur rouge, sang affluant dans les organes, y constitue un insistant appel. Au premier rendez-vous sur le Pont-Neuf, une prostituée tout en rouge stationne sous un réverbère dans la profondeur. Puis il y a le témoin lumineux intermittent de la mise en service de l'ascenseur, de même qu'au gala, clignote sous les flashes des photographes le plumet rouge du casque du garde national, etc. 
   Mais le prégénérique, dimanche à la campagne, fait de Jacques un rat des champs, rêvant encore un "amour pur et innocent". Toute jeune femme représente à ses yeux la princesse des contes de fées, et au défilé féminin des lèche-vitrines, il ne sait où donner de la tête. Ce n'est pas un hasard si dans sa valse-hésitation il s'arrête à côté d'une affiche de l'"Opéra-comique", et qu'un bocal de cornichons dûment cadré trône dans sa cuisine. Aux chances noctambules il préfère les techniques de substitution : magnétophone et pinceaux. Enregistrement assez dérisoire (Bresson en tout cas déteste les clichés) des roucoulements de pigeon. Plus tard, après la rencontre, des profondeurs de la veste du peintre émane une plainte saccadée : Marthe ! Marthe ! Marthe !... Marthe ! Marthe !!! Plus tard encore, allongé sur la fourrure de martre couvrant le lit, il tient dressé, au bon endroit, le pinceau. Il y a bien aussi un pinceau imprégné de rouge, mais cette couleur semble avoir pris la signification inverse de celle d'immanence érotique généralisée. Elle reste associée au vert et à l'orange du feu tricolore de circulation où elle signifie interdiction : pour autant qu'on a compris que rien, chez Bresson, n'est laissé au hasard, on trouvera, entre autres, dans le panier aux courses du grand solitaire un bouquet vert d'aromates et des oranges. Rouge donc comme sanction injonctive d’une petite série indéfiniment recommencée. Le foulard rouge offert à Marthe, ce sont les mains de l'autre qui le dénoueront. La cruauté de la confidente ("Je vous aime parce que vous n'êtes pas tombé amoureux de moi!") constitue les prémi(ss/c)es du sacrifice de l'innocent sur l'autel de l'amour. C'est à quoi se reconnaît la puissance dévastatrice du désir.
   C'est pourtant une vierge qui la déclenche en s'enflammant, avant de l'avoir vu, pour le locataire, qui lui a simplement proposé un rendez-vous à travers la fente de la porte de l'ascenseur. Tout indique l'éveil et la déflagration, en la jeune fille, de la fureur érotique. Après avoir feuilleté, à demi incrédule, Irène (le Con d'Irène, d'Aragon, dont le titre était alors mutilé par la censure), livre mis en évidence sur une pile prêtée par le locataire, en posant des questions à la mère qui ne répond pas, elle le glisse comme un aveu sous la pile. Celui même, sans doute, resté plus tard ouvert sur le lit, sur lequel
atterrit la chemise de nuit au déshabillage. Éros circule donc bien indépendamment des contingences humaines, littérature sous le manteau répondant à magnétophone sous la veste alors qu'aucune rencontre entre les deux n'est possible.
   Le sexe est divin et l’organe féminin a les proportions de l’arche du pont de la Seine sur lequel pathétiquement se tient la candidate au grand saut. L’étrave acérée du bateau-mouche y pénétrant traduit cette dimension tragique et sacrée faisant de la défloration un cataclysme pour l’âme de la mortelle qui la sublime en conversion cosmique. Le caractère torride de la complainte brésilienne qui en émane tient à cela. Le désir va, du reste, s'exacerber avec le jeu d'esquive du locataire, suppôt d’
Éros tendant le piège comme l'a pourtant compris la victime consentante devant les images frelatées du film de gala dont il lui avait cédé l'invitation. L'acte irréversible est pour lui une simple formalité à en juger par la dérision des lunettes balancées après le soutien-gorge dont elles sont la comique métaphore. Il fallait qu’il ne soit qu’instrument pour que l’investissement amoureux de Marthe fût, au-delà, consacré à Éros.
   Basculement donc de la vie d’une jeune fille qui avait tout misé sur ce mystère. La jupe rouge pointe l'incandescence du corps de Marthe qui retrouvera enfin son initiateur devant une vitrine nocturne tendue de rouge. 
   Reste, trois victimes sur l'autel : Jacques abandonné, Marthe tenant le désir pour de l'amour, le locataire pris à son propre piège. 27/07/13 Retour titres