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Robert BRESSON
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Procès de Jeanne d'Arc (générique) 1962 N&B 70' ; R., Adapt. R. Bresson d'après la minute du procès ; Ph. Léonce-Henry Burel ; M. Francis Seyrig ; Int. Florence Delay (Jeanne), Jean-Claude Fourneau (l'évêque Cauchon), Roger Honorat (Jean Beaupère), etc.  

   Dans la salle de parement du château de Rouen, Jeanne d'Arc comparaît devant le tribunal ecclésiastique présidé par l'évêque de Beauvais Cauchon. Il se compose du conseil des juges et des assesseurs, prélats et docteurs. Des notaires enregistrent les réponses. Défenseurs ou conseillers sont interdits. Fort bruyant, le public derrière l'accusée se compose en majorité d'Anglais, qui hurlent dans leur langue "à mort la sorcière" ou "qu'on la brûle".
   On questionne Jeanne sur ses Voix en tâchant de l'amener à se compromettre comme sorcière. En face d'elle, frère Isambart, jeune Dominicain, lui indique par signes les pièges à éviter. La chambre de la captive se situe dans la tour du château, au-dessous du niveau du sol, puisqu'il faut monter pour joindre la porte de sortie. Et pourtant elle comporte une fenêtre... Warwick, le gouverneur anglais empêche quiconque de lui parler ; en personne il intercepte le juge Nicolas de Houppeville, qui n'approuve pas la façon dont le procès se déroule. Un autre jour une pierre est lancée de l'extérieur qui brise la vitre de la chambre. D'une pièce contiguë, l'évêque et Warwick épient Jeanne par une fissure dans le mur.
   Sous prétexte de mettre fin au vacarme de la salle d'audience, l'évêque fait transporter le tribunal dans la chambre, ce qui équivaut à un huis-clos avec une assistance restreinte plus maniable (deux assesseurs, un notaire, le substitut (Jean Beaupère) et le vicaire inquisiteur (Jean Lemaître)), au mépris redoublé du droit. Trois matrones constatent la virginité de Jeanne, secret de sa force selon l'évêque. Warwick charge d'y mettre bon ordre un gentilhomme, qui juge la tâche impossible avec des habits d'homme. On lui offre une jolie robe. L'évêque promet que si elle l'accepte elle pourra communier à Pâques. Elle préfère y renoncer.
   Durant l'audience, elle fait front avec insolence, soulignant son rapport direct à Dieu sans passer par l'Église. Un acte d'accusation mensonger est lu dans la salle de parement. Jeanne proteste et deux juges quittent le tribunal, dont Nicolas de Houppeville. À peine remise d'un empoisonnement elle est admonestée de se soumettre. Sur les conseils d'Isambart et du substitut descendus en secret, elle accepte la soumission mais au concile de Bâle. Furieux de cette fuite, l'évêque interdit au notaire d'enregistrer la soumission.
   Au cimetière de Saint-Ouen on dresse une tribune auprès d'un bûcher afin d'obliger Jeanne à révoquer ses "faits et dits". L'évêque, les juges et les assesseurs sont entourés des prélats, des seigneurs anglais avec le gouverneur en présence d'une foule vociférante. Jeanne se taisant, l'évêque lit la sentence qui la condamne au bûcher tandis que le prêcheur martèle dans les intervalles exprès ménagés : "révoque, révoque !" Jeanne, qui est face au bûcher, est terrorisée. L'analphabète signe d'une croix son abjuration.
   Le pardon de l'église n'empêche la mise en pénitence par emprisonnement à vie. Bien qu'ayant réclamé une geôle ecclésiastique, elle est rendue aux Anglais avec obligation de renoncer à l'habit masculin. Une nouvelle tentative de viol échoue. Elle reprend l'habit d'homme et se rétracte. Les Frères Isambart et Martin la réveillent pour lui annoncer l'exécution. Après la communion, reçue à sa demande, on apporte la grossière robe des suppliciés. Sur l'ordre de Warwick, de peur des reliques, toutes ses affaires fourrées dans un sac seront détruites avec elle.
   Une croix improvisée avec deux bouts de bois lui est remise à sa prière. Huée et bousculée, elle doit traverser la place du marché pour joindre le lieu du supplice. Elle monte au bûcher que les bourreaux allument promptement. Les frères Isambart et Martin, ce dernier dressant une croix de fer vers la suppliciée, se reculent tant la chaleur est forte. Jeanne réaffirme clairement que toute son action était commandée par Dieu. Après avoir crié "Jésus !" elle disparaît dans la nuée du feu. La fumée se dissipant, seules pendent au poteau les chaînes.
 

   Tourné dans les décors naturels de l'orangerie du château de Meudon sans crainte des anachronismes (chaussures, lit, costumes religieux, bouche d'égout...) pour éviter un "exotisme" du passé. Se fondant sur la Minute, Bresson parvient à ramasser sur quelques jours plusieurs mois de procès. Florence Delay est une inconnue de vingt ans qui ne correspond pas à l'image habituelle. Importance du détail, des mains, des pieds trébuchant. Le rythme est extrêmement vif malgré la prépondérance des paroles. L'esthétique de Bresson se résume dans cette formule : "On ne crée pas en ajoutant, mais en retranchant".
   Le beau regard limpide de Florence Delay (dixit le chef op.) est volontairement banalisé par la prise de vue et l'éclairage. L'apparat judiciaire gommé. L'intérêt architectural du décor médiéval n'est pas mis à contribution. Cette sobriété visant à l'essentiel peut-elle résoudre ce paradoxe : que tout repose sur la parole authentique, son caractère unique, ouvrant au mystère d'un être d'une trop grande force spirituelle pour se soumettre sans conviction, mais que le cinéma de Bresson n'a en général recours à la parole que quand images et sons n'y suffisent plus ?
   Oui, par le mouvement intérieur propre à un cas humain singulier, mélange de maturité spirituelle et de féminité encore juvénile, que dramatisent deux forces contradictoires, la présence imperceptible du surnaturel et l'implacable machine judiciaire qui la broie.
   Il ne s'agit pas d'une femme ordinaire mais d'une combattante de la foi, allant à l'encontre d'intérêts politiques si considérables qu'elle n'est achetée à prix d'or que pour être solennellement mise à mort : "soignez-la bien, dit au médecin le gouverneur, nous l'avons achetée très cher. Et si vous la saignez, prenez garde, elle est rusée. Elle pourrait se tuer". Une farouche lutte verbale est engagée alors que tout est joué d'avance.
   Aussi la beauté des paroles de la Pucelle tient-elle à ce que, dépassant la fonction argumentative, elles sont l'expression d'une haute mais concrète spiritualité. C'est à ce titre que la jeune fille peut tenir, seule et isolée moralement, contre un appareil considérable, à la fois social, religieux, judiciaire, politique et militaire. Car elle est également fragile et inspire la compassion.
   D'imperceptibles détails composent un portrait vrai sous l'angle du sexe et de l'âge : reconduite après une séance du procès et précédant ses gardes, elle pousse d'un pied juvénile la porte de sa cellule. À prendre son pouls, la vue de sa fine main semble émouvoir le médecin qui la replace avec douceur sous les couvertures. La grosse chaîne qui maintient son manteau est un lien avec celles qui attachent la captive et qu'il saisit dans ses mains pour ordonner à titre médical qu'on la retire.
   Jeanne n'est ni religieuse ni sainte, on a tendance à oublier qu'alors la foi fait partie de la vie. La façon dont elle étreint la robe indique que ce n'est pas volontiers qu'elle renonce à être coquette. D'ailleurs, les chaînes et cordes qui la lient au poteau accusent les formes de son corps de femme avant l'anéantissement. Enfin, pris sous le traversin pour être mis au feu avec le reste, le mouchoir dont elle essuie ses larmes indique son état de jeune fille
ordinaire. L'évêque : "pourquoi vous plutôt qu'une autre ?" Réponse : "Il plut à Dieu de faire ainsi par l'intermédiaire d'une simple fille".
   Cependant, l'insolence est davantage fermeté d'âme que provocation. Ce que souligne la volonté d'opposer au cadrage de Jeanne le décadrage du tribunal. Tandis qu'à l'audience Jeanne s'inscrit de façon stable, visuellement dans des plans dont l'ensemble forme une ligne de référence, les contrechamps courent de l'un à l'autre et pour se lever de leur fauteuil les membres du tribunal ont à enfoncer la tête dans le hors-champ supérieur. Il faut à Warwick, le gouverneur anglais, et à Cauchon se baisser pour lorgner leur prisonnière dans sa cellule à travers la fente du mur qui ne laisse voir qu'un œil ou un détail de la poitrine selon la posture, la captive s'inscrivant en entier à travers la même fente filmée dans l'autre
sens.
   La vivacité du rythme répond à l'impératif politique : "Make it short !" (abrégez) lancé à l'évêque de Beauvais par le représentant de la Couronne britannique. De surcroît rythme fugué, dissociant image et son par des chevauchements anticipateurs, enchaînant par surimpression elliptique à eux-mêmes des personnages pris dans l'action
ultérieure. Les plans métonymiques, serrés sur les détails, suggèrent une indépendance des faits et des actes qui semblent suivre une logique implacable.
   En réalité deux mouvements s'affrontent. L'un est intérieur, l'autre tout tendu vers la sentence de mort, dont l'exécution, par les gestes et bruits de pas des bourreaux, marquent la même urgence. L'usage d'une seule et même focale associée au ressassement des mêmes lieux, portes et étroits passages, restreint l'univers optique à une seule configuration spatiale pour deux univers opposés. Tout est ici resserrement, aussi bien l'adaptation de la Minute que le traitement de l'espace, pour mieux faire éclater l'incommensurabilité entre l'étroitesse du monde extérieur et l'immensité intérieure. C'est bien ce dont il s'agit pour Jeanne dont les avantages expressifs sont atténués (nul gros plan) en faveur de ce qui se tient au-delà de l'apparence.
   Une troisième force en effet, le surnaturel, permet de dépasser le rapport des forces du procès. La mort n'est plus un échec : il faut chercher le sens du martyre au-delà de son enjeu terrestre. La sonnerie off d'une trompette annonce à Jeanne, dont l'attention est alors soulignée, la visite pourtant secrète du substitut et de frère Isambart venus mentionner le concile de Bâle. signe d'ange à l'instar de celui qui précéda également la tentative de visite de Nicolas de Houppeville. Une large place est dégagée dans le lit à côté de Jeanne empoisonnée comme si un être invisible était à ses côtés. Elle est enchaînée par une jambe de crainte de s'envoler comme le suggèreront les chaînes vides du poteau fumant encore dressé. Succédant aux silhouettes en contre-plongée des pigeons qui passent brièvement sur la toile des tribunes avant de prendre leur envol, comme pour accompagner la Pucelle, un battement d'ailes coïncide avec la vue des chaînes inutiles ; "Elle ne s'envolera pas" ironisait pourtant l'évêque à l'adresse de Warwick soucieux de faire doubler les fers.
   C'est, au milieu d'une multitude de pieds tous chaussés, un pied en collant sans soulier qui lui fait un croc-en-jambe sur le chemin du supplice (le diable ?). Le chien présent à l'exécution est la forme même de la compassion surnaturelle. La rumeur hostile de la foule s'éteint pour laisser place au halètement de l'animal. Au cours du supplice, les mains de Jeanne commencent à se dégager des
chaînes. Au même moment les deux religieux qui l'assistent au pied du bûcher ont un mouvement de recul (dont la raison manifeste et officielle est l'excès de chaleur) comme devant un prodige.
   La sobriété s'étend donc jusqu'aux rares figures, qui se fondent parfaitement dans le récit, et tirent leur force de constituer des points secrets d'émergence de la vision artistique. 2002 (remanié le 16/06/05. Voir également mon ouvrage :  Robert Bresson : Procès de Jeanne d'Arc. De la plume médiévale au cinématographe, L'Harmattan, Coll. Champs Visuels, 2014).
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