De Derrida à Pickpocket et réciproquement (Présentation) Avec la pensée de l’écriture, Derrida mettait le doigt sur l’incommensurabilité du langage et de la réalité. Le mot et la phrase ne pourront jamais produire que des simulacres de vérité. La représentation est la vaine tentative de conjuration d’une impuissance. En renversant, en tant que phase de la déconstruction, le rapport hiérarchique parole-écriture, l’auteur de De la grammatologie restituait au langage sa puissance opératoire. L’écriture se moque de la présence. Se régler sur l’ontologie lui est même mutilant. La réalité existe toujours, comme horizon, mais sa structure ne commande pas la logique de l’écriture. Celle-ci repose sur la « disruption du signe », notion que j’ai voulu approfondir à l’aide du modèle de Hjemslev – qui, selon moi, fait droit à ladite disruption - et de l’opposition molaire-moléculaire proposée par Deleuze et Guattari.
Or, en tant qu’enregistrement de la réalité, le cinéma est censé reposer plus que tout autre sur la représentation. J’ai souhaité montrer, à travers une critique du réalisme ontologique d’André Bazin, qu’il n’en était rien, que la représentation, comme en littérature ou en poésie, question traitée ailleurs (in Écriture et Représentation, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2018), n’était que la partie émergée de l’iceberg, dont elle procède, et que ce qu’il y avait de meilleur dans l’histoire du cinéma dès les années dix du siècle dernier reposait sur une pratique d’écriture, en toute rigueur de filmicité, éliminant les additions étrangères (l’acteur fétiche, la belle image, la poésie de la lumière, le décor artistique, le dialogue littéraire, la musique auxiliaire…), qui sont le trop facile recours contre l’impuissance inhérente à la représentation.
Le passage en revue de quelque quatre-vingt-dix films de toute époque laisse alors soupçonner combien l’aporie de la représentation peut être surmontée par la liberté de l’impossible, la mécanique langagière n’ayant pas d’âme. Ce qui implique de lire autrement les films en question, à savoir, en déplaçant l’accent du propre à la différence. Rien n’y vaut par-soi mais par sa dynamique de renvoi. Ce qui suppose la transgression des unités fonctionnelles (molaires) en pièces du jeu (moléculaires) qui ne se confondent pas avec elles, n’ayant nul égard à la grammaticalité, c’est-à-dire à la structure de la représentation. Le récit s’avère texte, champ opératoire reposant sur un redécoupage permanent des pièces sans nulle détermination de hiérarchie fonctionnelle. Le texte déroge au principe du tiers exclu. Il est donc indifférent à l’idéologie. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne la questionne pas !
Pickpocket de Robert Bresson présente un des meilleurs aboutissements à ce jour de cette mise en question de l’art du cinéma. Bresson revendique d’ailleurs, pour ce qu’il appelle le cinématographe (vs cinéma), la qualification d’écriture. L’étude de cette exception cinématographique constitue la deuxième partie de l’ouvrage. Elle permet de mettre au jour les conditions du jeu au principe de l’écriture. Celles-ci semblent largement confirmer la pratique de Derrida, qui n’avait fait que l’amorcer très succinctement s’agissant du cinéma. Le processus textuel, étranger au signifié « transcendantal », par une sorte de coup de pied dans la fourmilière, déclenche la différance, c’est-à-dire le renvoi indéfini de la résolution du sens. Ainsi, l’unité du plan est déconstruite par la subversion du support. En termes derridiens, la différence entre ergon et parergon s’efface. La bidimensionnalité du cadre prend alors le pas sur l’espace optique tridimensionnel constitutif de l’image. Différents plans dans la profondeur sont susceptibles de s’intriquer, déterminant des coïncidences entre des fragments qu’interdit la logique grammaticale, dont le principe repose sur leur séparation stricte. Mais également, les points remarquables, bords, angles et diagonales décentrent la focalisation narrative. En résulte un déplacement du centre à la périphérie autant que de l’unité à la fragmentation. Le récit en marche ignore que, se défaisant en se faisant, il obéit au mouvement de l’écriture, et doit abdiquer la maîtrise en faveur de l’impossible qui met en question ses catégories. Le plan ici n’existe pas sans le hors-champ. Il n’en est même peut-être que la fragile et dérisoire émergence. D’autant que la frontière entre champ et hors-champ est questionnée par l’omniprésence de ce dernier. On le croit rejeté par-delà les bords-cadre, mais déjà il s’annonce dans les ténèbres des tunnels du métro. Et même par cet escalier en colimaçon où Michel rencontre Jeanne, dont le mouvement se visse dans le hors-champ supérieur. Ce dernier suggère un élan vers un inaccessible. L’amour sans doute que couronne le happy end du récit et qui meut le voleur Michel.
Mais cela reste indécidable en écriture, dont le jeu rend permutables vol et amour. Non pas même en tant que schèmes anthropomorphiques mais opportunités de tout fragment comme différence apte au réseau textuel qui sape la logique du happy end. Tout ce qui, par exemple, peut rappeler le serpent, telle la rampe du fameux escalier, ou la peau écailleuse (le sac en croco de la victime à Longchamp), voire ce qui l’évoque par ressemblance (la tomette, la mosaïque du café, la texture des fauteuils d’osier, le motif ocellé de la cravate du pickpocket professionnel) s’associe comme symbole de la tentation à la fois au vol et à l’amour.
Un jeu de l’ordre de celui auquel se livre Derrida dans Glas. Il retourne totalement le sens du dernier plan où les baisers de Jeanne au prisonnier se font à travers la grille en fer forgé entrelacé et contourné, comme tressé de reptiles. C’est la main gauche du voleur dans l’ombre qu’effleurent les lèvres de Jeanne, le visage sublimé par un éclairage sans vraisemblance contextuelle, présenté off par le narrateur de manière ambiguë par un sous-déterminant : « Quelque chose illumina sa figure. » On pourrait dire que le récit n’est que la façade dogmatique du texte qui le déconstruit en silence. Mais cette formulation doit être elle-même déconstruite, car elle repose sur le couple oppositionnel, métaphysique, récit-texte, analogue à parole-écriture, où le premier terme domine le second.
Le renversement derridien nous invite à postuler une archi-écriture à partir de laquelle le récit prend. Celle-ci est étroitement tributaire du matériau audio-visuel. Reprenons le cas du serpent tentateur. S’il s’agissait de l’idée, on identifierait vraiment des serpents à l’image. Ainsi Eisenstein a-t-il cru devoir représenter le pouvoir dans la figure du lion, dont la statue est abattue par les boulets révolutionnaires. Il s’agit là de rhétorique, pas d’écriture. C’est au contraire la sensation provoquée par des objets partiels, un coin de mosaïque, par exemple, qui participe de la fabrique du film. Contre le scénario, qui n’est qu’un cadre commode de départ, c’est de bric et de broc, au fur et à mesure des rencontres du filmage, que se construit le film. Ce n’est pas pour rien qu’un plan de Bresson nécessite des dizaines de prises.
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