Pickpocket
Fr.
N&B 1959 75' ; R., Sc. R. Bresson ; Ph.
Léonce-Henry
Burel ; M. Jean-Baptiste Lulli ; Pr.
Agnès Delahaie
; Int. Martin Lassalle (Michel
D.), Marika Green (Jeanne), Pierre Leymarie (Jacques), Jean
Pélegri (l'inspecteur), Kassagi (l'initiateur), Pierre Etaix
(le comparse).
Michel, garçon
doué, cherche son salut
à travers la transfiguration érotique et
esthétique du vol, en dépit de
l'honnête ami Jacques. Il lâche donc la proie pour
l'ombre. Sa mère est condamnée par la
médecine mais il y est aveugle. Jusqu'au dernier souffle,
c'est Jeanne, la voisine, qui en prend soin. Elle et Michel sont des
déshérités, l'un par
l'autre aimantés. Le papillon cependant
préfère se brûler les ailes. Sous
l'œil exercé d'un gentil commissaire, il
mène sa vie jusqu'à ce que, revenant d'un long
séjour à l'étranger, il retrouve
Jeanne, mère-célibataire par les œuvres
de Jacques, disparu car désaimé. L'ancien voleur
travaille pour subvenir aux besoins de la mère et de
l'enfant, mais il tombe dans le premier piège tendu par la
police. En prison où Jeanne le visite il comprend enfin son
grand amour.
Les
images sont traitées de façon à faire
sentir l'investissement sublimatoire du vol comme danger, avec la
quête obscure d'amour vrai qu'il recouvre.
À Longchamp où opère le
pickpocket, les martèlements de la course
suggèrent des battements de cœur de jouissance
associés à un "spasme" glottal du voleur et
à sa main insinuée de façon suggestive
dans l'ouverture du sac croco jouxtant la fermeture
éclair de jupe de la femme
élégante, qui fournit équivoquement
une liasse de billets à son ami parieur. Celui-ci,
derrière ses jumelles décalées, un
rictus aux lèvres, semble participer en voyeur.
Le motif croco se transforme en tomette
chez Michel, dans les
carreaux de faïence du métro (voir plan 82) ou la
texture des fauteuils d'osier, et en
diverses figures de serpent (tentateur) dont les tuyauteries dans le
couloir du métro (surtout plan 82, associé avec
"montée interdite"), les rampes d'escaliers, les motifs
à volutes des papiers muraux de
l'escalier de l'immeuble de Jeanne, le sol mosaïqué
(également : motifs de la cravate du pickpocket) du café de
Rochechouart, les fauteuils
d'osier.
Mais la sonorisation de la manœuvre
ferroviaire ponctuant les enchaînements acrobatiques des
pickpockets dans le train ressemble au grincement des huis de la
prison. Dans le métro, l'image publicitaire "Perrier" d'un
clown (plan
59),
pointe cet acrobate parasocial qu'est Michel ; comparable à
l'affiche "Beaujolais affriolant" et à la pub Gitane sur le
cendrier au premier plan devant le commissaire attablé au
café (plan 43). S'y ajoutent quatre paquets de Gauloises (plan
57).
"Iras-tu ?" s'inquiète Jacques en faisant allusion au
travail, et Michel sort du champ sans répondre ; restent les
paquets de Gauloises sur une étagère. Autre pub,
dans la voiture de métro : une silhouette de fillette
avec chien, levant haut
les bras (liberté de mouvement, comme la Gitane).
À rapprocher de l'affiche au café d'une fillette
ou femme jouant du tambourin, du mot PANT(IN) dans le même
café où est attablé le commissaire, et du mot "AILLEUR" obtenu en
tronquant TAILLEUR
en face de chez la
mère.
Chez Michel les piles de livres en
équilibre, les portes jamais fermées, soulignent
l'instabilité d'une existence, sauf pour ses exercices
d'assouplissement manuel (plan 66) : plan serré de la main
mettant alors en place le crochet.
La tonalité
légère et entraînante de Lully soutient
la liberté velléitaire quand l'idée du
départ surgit dans l'esprit de Michel. Le personnage
s'associe volontiers à des figures de la prison (les barreaux,
son étroite
chambrette dotée d'un point d'eau comme une cellule). Son
compagnon pickpocket étant cadré poitrine (plan
106), on peut voir à l'arrière plan : une veste
suspendue, et les encadrements "anthropométriques" (pour
l'identification des détenus) de la porte vitrée
derrière laquelle se profile une porte à guichet.
Michel est bien un acrobate, non seulement de par
les tours de magie, mais aussi à bondir de l'autobus ou du
métro en marche en pivotant sur lui-même.
Remarquez la présentation des mains, mains d'artistes
propres à manier les œufs (plan 105),
les boules et les
poignées de portes en porcelaine blanche. Les prises de vues
acrobatiques sont en rapport. Pierre Etaix est assez connu pour
souligner par sa personnalité publique cette ambiance.
À l'inverse, Jeanne vit au milieu des lits-cage,
sa fenêtre barrée de linge. Elle ouvre et ferme
des portes, s'occupe de sa petite sœur aux attributs
sérieux (cartable et ardoise), qu'elle enferme soigneusement. Plan 33 sa
main repose sur le serpent-rampe (figurabilité
s'exerçant par ailleurs sur le calembour plainte/plinthe :
celle où sont cachés ses trésors) au
coin inférieur droit, Michel s'encadrant derrière
les barreaux des rambardes.
Les bruits excités de la foule aux
courses s'amplifient au moment où il s'empare des billets.
Les sons du métro reprennent les battements cardiaques, avec
le souffle assourdissant de l'angoisse. À l'arrêt
en station, c'est un soupir de soulagement. Les pas frottant le sol
rythment le film d'un son apparenté, bruitages purs comme si
l'on suivait un parcours précis. Les sons
étouffés des moteurs s'enflent comme des
idées pénibles, en rapport avec ses exercices de
pickpocket en manches de chemise. La veste ôtée en
devient l'emblème, suspendue sur un cintre au
café (plan 106).
Les motifs, en nombre restreint, se transforment
sans cesse. Les lieux sont unifiés par des sons analogues :
le compostage du métro comme à Longchamp et
à la gare de Lyon. Le thème du voleur se
déploie par métonymie. Rappelons que le
portefeuille volé est dissimulé à
l'intérieur d'un journal replié pour l'occasion.
Présent également avec son journal à
Longchamp (voir ci-dessus le lien "voyeur"), un quidam debout
à l'arrière plan tient dans ses mains un journal replié pendant
que la victime se fait rendre son portefeuille devant le guichet du
métro. À la banque, des lecteurs de journaux occupent
l'arrière-plan. Surtout, un homme tient dans son dos un
journal replié. Mieux, il s'associe aux caducées
des pieds de la table, emblèmes de Hermès, dieu
des voleurs. Le sac d'une dame
à la banque (plan 138) est entrouvert.
Image crépusculaire d'un monde en
suspens toutes issues ouvertes. Décors sordides en attente.
Le héros diffère son investissement libidinal. Le
vol est sa jouissance. Ayant ironisé sur l'amour de Jacques
pour Jeanne, il admire la montre volée en
dépliant sa main : "elle était
très belle". On entend : Jeanne au
passé. Peu à peu celle-ci s'impose à
lui car elle a su attendre. Le commissaire aussi. Cette attente
correspond au temps pris pour le Chemin de
Croix de Michel.
L'éthique véritable passe
par une terrible épreuve. Les sorties de champ laissant des cadres
de porte
évoquent un hors champ compliqué, fait de
chicanes d'entrées et de sorties. La station du
métro symétrique : à droite escalier
sortie, à gauche amorce de tunnel (plan 75) propose deux
voies possibles. Jacques, trop moral est le repoussoir de
l'épreuve. Il disparaît très vite et
toute la "remontée" finale se passe de sa fade personne.
Œuvre indépassable. 1959,
trois chefs-d'œuvre sur Terre ! Celui-ci (le plus
intérieur et donc radicalement filmique), un indien, Le
Monde d'Apu de Ray et un suédois, La
Source de Bergman. 27/12/00 Retour
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