CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Christian PETZOLD
Liste auteurs

Phoenix All. VO 2014 95' ; R. C. Petzold ; Sc. C. Petzold, Harun Farocki, d'apr. Le Retour des cendres de Hubert Monteilhet ;  Ph. Hans Fromm ; Mont. Bettina Böhler ; M. Stefan Will ; Pr. Schramm Film/BR/WDR/ARTE ; Int. Nina Hoss (Nelly), Ronald Zehrfeld (Johannes/Johnny), Nina Kunzendorf (Lene Winter).

   Chanteuse juive revenant de déportation en 1945 dans l'Allemagne occupée, prise en charge par son amie Lene, Nelly est défigurée par une grave blessure. On lui refait un visage différent. Elle recherche son mari Johannes, pianiste qu'elle retrouve simple plongeur au cabaret du Phoenix. N'ayant pas reconnu sa femme censée être morte il lui propose de l'utiliser comme sosie pour toucher l'important héritage. Il entend la séquestrer pour lui apprendre à ressembler à elle-même. Abandonnant le projet d'émigration en Palestine, elle s'y laisse prendre dans l'espoir de renouer en dépit des réserves de Lene, qui sait le mari délateur de son épouse comme juive. Mais l'amie se suicide. Sa lettre d'adieu, copie de l'acte à l'appui, informe Nelly que Johannes avait obtenu le divorce. Ce dernier met en scène le retour du train de Nelly des camps, en présence de la famille, afin d'authentifier la survie de l'héritière. Ils se retrouvent autour d'un repas à l'issue duquel Nelly propose à Johannes de l'accompagner au piano dans "Speak low". Sa voix puis le tatouage du camp sur le bras la dévoilent. Il cesse de jouer, totalement décontenancé. Elle termine a capella puis, sans un mot, quitte les lieux et ses occupants figés, interdits, s'enfonçant dans un flou qui annonce une sortie sans retour, dans le hors-champ du non-film.

  
    C'est ainsi que se reconstruit le Phénix, après s'être désagrégé dans la fournaise de ses désillusions. Sous un rythme engourdi comme d'un lent travail de conscience douloureuse, la force de ce film, de facture pourtant classique - soumission du filmage au scénario - et dominé à certains égards par l'ombre de Fassbinder, c'est l'absence totale de pathos sentimental, qui dicterait la bonne lecture. Triomphe du faux, des "puissances du faux" comme dirait Deleuze. Sur décor minimaliste, d'un naturalisme cantonné au monde sonore hors-champ (
à l'intérieur, tic-tacs d'horloge, à l'extérieur, sons des oiseaux, des autos d'époque, tram, avions, etc.), se joue la comédie de l'amour non partagé. 

   Tout indique à Nelly, qui dit avoir survécu au camp grâce à l'image de son mari, qu'elle n'est pas aimée. Cette belle, inconnue par le seul visage, avec laquelle il partage un petit sous-sol minable n'inspire aucun désir à Johannes ; pas même alerté par son odeur quand ils s'étreignent pour de faux alors que, contre-épreuve, elle hume les vêtements de l'homme en son absence. Aucun des signes impalpables du corps n'éveille les sens de celui-ci. Pour lui, elle est morte. Mais morte au figuré, autant il est lui-même double, fiction de soi.
   Son autre s'appelle Johnny, le nom intime que prononce Nelly et qu'il repousse avec une énergie suspecte. On dirait qu'il joue avec le feu, celui du Phénix justement : tout se passe comme si, sachant pertinemment, au fond, avoir affaire à Nelly, il faisait du sosie fabriqué à partir de la vraie une poupée à son effigie, qu'il habille et déshabille, robe rouge et chaussures de Paris, sans même vouloir entendre d'elle, la vraie, qu'on ne revient pas ainsi des camps. Cependant Nelly, en se désignant à la troisième personne, se perd dans le jeu jusqu'à elle-même se dédoubler, comme dans les ruines son reflet sur les fragments d'un miroir brisé. À Lene, sous l'
ironique contrepoint du tic-tac de l'horloge : "Je sais qu'il l'aime. Je ne crois pas qu'il l'ait trahie". Et pourtant Johnny le traître n'est-il pas, comme la Nelly vivante, l'objet d'un déni de Johannes ? Elle doit aussi partager ce déni pour mieux se brûler au jeu. C'est un personnage fictif qui passe sur l'écran du soupirail vitré, ce Johnny-Johannes qu'elle observe s'éloignant dans la rue.

   Le véritable érotisme est dans ce déni, dans cet appel du vide affolant les signes en désappropriant le couple, qui se retrouve dans sa propre préhistoire, à hauteur de gamètes assoiffés, "comme si, dit à Lene Nelly, on refaisait connaissance, pour la première fois". Et à Johannes : "- Tu me tutoies, tu me vouvoies. - Je m'en suis aperçu aussi." Mais c'est ce qui éveille le sentiment de la tragédie. Par lui surprise ouvrant la planque de la péniche où il l'avait enfermée pour la protéger des Nazis avant de la livrer, Johannes va jusqu'à refuser l'insupportable évidence. "Arrêtez de jouer à Nelly!" s'exclame-t-il à un autre moment. 

   L'épisode du retour est un simulacre qui s'affiche comme tel. Tout est prévu, le rôle de chacun, comme si tous étaient dans le secret. "Personne ne vous posera de question" annonce Johannes. Ne sont-ce pas de faux parents ce comité d'accueil dont il faut à Nelly apprendre les noms par cœur ? D'où dérision de cette parodie des retrouvailles sur le quai de la gare. Nelly, qui a sur elle la copie de l'acte de divorce, ne fait aucun effort pour cacher son amertume, proche du dégoût. Le vrai et le faux finissent par se mêler indistinctement dans une sorte de délire froid. La fausse Nelly n'était pas censée chanter comme la vraie, ni connaître son répertoire, et pourtant Johnny-Johannes accepte sans broncher de l'accompagner au piano.

   La vérité viendra du dépassement de cette comédie cruelle - de celles qu'on se joue tous les jours de double à double - par un acte débarrassé des artifices de scène que résume le piano sous les doigts du chef d'orchestre : le chant a capella d'abord timide puis déchirant, par lequel la rescapée renaît de ses cendres. 25/10/18 Retour titre