CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Jim JARMUSH
Liste auteurs

Paterson USA VO 118' 2016 ; R. , Sc. J. Jarmush ; Ph. Frederick Elmes ;  Son Robert Hein ; Mont. Alfonso Gonçalves ; Déc. Mark Friedberg ; Cost. Catherine George  M. Sqürl ; Pr. Amazon Studios, Animal Kingdom, Inkjet Productions, K5 Film, Le Pacte ; Int. Adam Driver (Paterson), Golshifteh Farahani (Laura), Nellie (Marvin), Rizwan Manji (Donny), Barry Shabaka Henley (Doc), Chasten Harmon (Marie), William Jackson Harper (Everett), Masatoshi Nagase (le poète japonais).

   Carnet de bord relatant jour par jour une semaine de la vie quotidienne, dans la ville de Paterson, d'un jeune couple amoureux, Paterson et Laura, et de Marvin, leur bouledogue anglais. Tandis que Laura a charge domestique et se livre avec passion à des activités créatrices en matière de tissus, de cuisine et bientôt de musique, Paterson pilote un bus urbain tout en écrivant des poèmes d'amour. Le soir il promène Marvin jusqu'au "Shade bar" où il passe la soirée devant un bock en bavardant avec Doc, le patron. Samedi, Laura, dont les cupcakes ont rencontré au marché des fermiers un franc succès invite son ami au restaurant puis au cinéma. Marvin en profite pour déchiqueter le carnet secret des poèmes que Paterson avait promis, sur la demande de Laura, de photocopier ce week end. Étourdi par le choc, le poète va prendre l'air sur un banc face à son paysage préféré, un élégant pont métallique enjambant une chute d'eau en prenant appui sur des falaises rocheuses. Il y rencontre un poète japonais auteur d'un livre sur le long poème de William Carlos Williams intitulé Paterson, qui en partant lui fait cadeau d'un carnet vierge. Paterson sort son crayon et se lance dans un nouveau poème.   

  
    Laboratoire sensible des poèmes naissant sous nos yeux à l'avantage de la poésie verbale, c'est un conte de fées à des années-lumière du bruit et de la fureur de la planète. Le couple ne connaît pas de conflits. Laura ne reproche pas à Paterson de passer ses soirées dehors, contrairement à l'ordinaire conjugal. Elle dit aimer sa légère odeur (vs relents) de bière quand il rentre le soir. Paterson ne râle pas quand Laura se commande une guitare à crédit. Pas davantage lorsqu'il lui faut ingurgiter avec un sourire crispé la tarte aux choux de Bruxelles et cheddar confectionnée avec amour. Non seulement il n'y a pas de domination économique de l'un sur l'autre, mais ils se respectent. Les inévitables dysfonctionnements de couple sont ici lettre morte. Paterson est quiet jusqu'à l'inexpressivité, en accord avec la légèreté rythmique des images. Les seuls événements procèdent du tempérament jaloux du chien, qui salue tout bisou d'un grognement et déstabilise en douce la boîte aux lettres extérieure que le maître doit redresser tous les soirs en rentrant du boulot.

   Se construit un monde, comme dans le rêve, où les mots dès le moment où l'on s'en empare ne correspondent plus aux choses, mais passent insensiblement de l'un à l'autre. Un monde poétique qui s'ancre même dans la réalité du tournage à mettre un volant de bus entre les main de l'acteur Driver, qui devient Paterson à Paterson dans Paterson. "C'est dingue !" (It's crazy !) dira Marie, la cliente du Shade (mais de quel côté est vraiment la folie?). Tout comme prononcer "dog", c'est en même temps convoquer Doc, le patron du Shade, qui a justement une tête de Droopy. Dog mène irrésistiblement, selon une loi refoulée du langage, à doc comme précisément la promenade du soir. La bière s'inscrit dans cette logique. Elle échappe donc à l'attraction sémantique courante, qui entraînerait la crise du couple dont l'homme délaisse l'épouse pour les copains et la bière. 

   Ce que met en relief le contrepoint des cas opposés du monde ordinaire. La femme de Doc déboule au Shade parce qu'il lui a piqué du fric. Everett, le copain noir du soir, aime Marie qui, plus dingue que Paterson à Paterson, l'éconduit tout en continuant à fréquenter le Shade où elle est sûre de le retrouver. Face à l'invariable "I'm OK !" de Paterson, Donny le chef de dépôt du bus répond toujours à la question "comment ça va ?" par un chapelet de plaintes. Même le bus tombe en panne, ce qui n'empêchera pas un poème inspiré des essuie-glaces de germer. 
   Apologie de la poésie, qui ne va pas sans quelque heureux didactisme : "traduire un poème c'est comme prendre une douche sous un imperméable" explique le Japonais. Et en effet, docteur ne peut assoner avec chien en français. "- Mais médecin, articule une petite voix ? - OK ! gros malin, si tu as déjà vu un patron de bistro s'appeler médecin." 

   Le monde se transfigure par les mots. Que Laura, dont le nom, davantage qu'à quelque vraisemblance sociologique, est redevable à Laura aux blanches mains en hommage à Pétrarque, rêve d'avoir des jumeaux et voilà que Paterson voit des jumeaux, vraiment, partout. Réciproquement les choses délaissées, sans valeur aucune, sont le point de départ de la poésie. Une modeste boîte d'allumettes inspire des combinaisons verbales aussi simples qu'inouïes. Comme le rien du désert de Dubuffet, peintre que Paterson se plaît à citer, et comme dans le Zen, plus c'est vide, plus il y a puissance de poésie. Minimaliste à sa manière, Laura fait tout en noir et blanc. La perte du carnet secret n'est un drame que pour le bizness éditorial et la poésie en conserve. La véritable force est dans le carnet vide. C'est pourquoi la ville industrielle quasi fantômale dégage une telle paix. 

   Tous les jours Paterson parcourt à pied un dédale bordé de hauts murs de briques rouges, et les conversations entendues dans son bus sonnent tels des poèmes. Ainsi ces deux célibataires qui manquent chacun une bonne fortune pour une raison anodine. À moins de l'apparition de quelque jeu de mots. "Attention, c'est un chien coûteux, il lui faudrait un dogjacket (pour kidjacket "gilet de sauvetage")" avertit un homme dans une voiture décapotable croisée lors de la promenade de Marvin. Ce que les sous-titres traduisent avec bonheur : "il pourrait se faire dog-napper". L'angoisse se volatilise dans le rapport asymptotique entre les mots et les choses. "Tu devrais être acteur" dit Doc à Everett qui exprime sa souffrance, comme si c'était pour de faux. "Je le suis" répond le malheureux qui exerce vraiment ce métier, ce qui déclenche l'hilarité de Paterson et finit par dérider toute la clientèle. Et les poètes semblent proliférer. Une petite fille (qui a une sœur jumelle), un Noir dans une laverie dont les machines rythment la déclamation, le Japonais, sorte de bon génie qui remet Paterson sur le métier. 

    Comme les mots de la poésie procédant horizontalement les uns des autres en se déformant à peine (dog/Doc), les choses et les images glissent horizontalement. Le mouvement du bus fait riper la ville qui se reflète dans ses vitres. Tandis qu'accompagné par la musique de Sqürl un poème prend forme dans la tête de Paterson, elles glissent les unes sur les autres par surimpression, combinant le courant de la rivière à celui de la rue et à la femme aimée. L'eau de la chute sous les yeux de Paterson est un élément de prédilection, matériau à la fois transformable : s'assimilant aux cheveux qui tombent sur les épaules dans "Water falls" le poème de la petite fille, et évanescent : "Ce n'étaient que des mots. C'est écrit sur de l'eau" se console Paterson à la destruction de son carnet.

   Séparées par des fermetures au noir, les séquences des jours de la semaine qui paraissent débuter identiquement diffèrent toutes les unes des autres par quelque détail selon la logique du glissement. Ce qui fait sept figures distinctes dans le lit au réveil. Face à face, dos à dos, lui sur le dos elle l'enlaçant, tournée vers lui la tête sur son épaule, couchés sur le côté gauche emboîtés elle devant. Vendredi Paterson se réveille seul car Laura à la cuisine prépare déjà ses cupcakes. Samedi elle le réveille. Dimanche le voilà insomniaque, et lundi la boucle se referme identique au lundi précédent. Enfin une alternative à l'inévitable scène de lit !

   De même que le parcours de Paterson de la maison au dépôt des bus ne se décline jamais sous le même montage. Le meilleur différentiel poétique est dans la répétition.

   Ni uniformité statique donc ni surcharge mais variations dynamiques sur un nombre restreint de motifs. 15/11/18 Retour titre