CINÉMATOGRAPHE 

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King VIDOR
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La Grande parade (The Big Parade) USA Muet N&B 1925 135' ; R. K. Vidor ; Sc. Harry Behn, d'après Laurence Stallings ; Ph. John Arnold ; Déc. Cedric Gibbons (deuxième équipe ; George Hill, et pour les batailles Robert Florey) ; Pr. Irving Thalberg/MGM ; Int. John Gilbert (James Apperson), Renée Adorée (Mélisande), Robert Bosworth (Mr. Apperson), Karl Dane (Slim).

   Tout séparait Jim de Mélisande : océan, niveau social, engagement matrimonial ailleurs, langue et culture, voire caractère enclin à la passivité. Laquelle cependant, par un étrange paradoxe, l'entraîne un beau jour à se laisser griser par les cadences d'une fanfare patriotique qui va le conduire droit au front européen… via le village de la jeune paysanne… Véritable descente aux enfers marquée par le passage du burlesque au drame.

   Un fils de famille industrielle de la puissante nation américaine - explicitement présentée comme telle au début - se trouve jeté simple soldat au plus fort de la Grande Boucherie, aux détours de laquelle il rencontre Mélisande. C'est un autre homme qui revient, y ayant laissé avec une jambe, sa dépouille d'enfant gâté. Il n'a de cesse, cependant, de courir rejoindre sa Française sur le vieux continent, pour la vie.

   Pour intéressantes par eux-mêmes que soient l'intrigue et le réalisme sans complaisance de la Grande Guerre, ce ne serait rien sans l'exceptionnelle force poétique qui les transfigure. Qu'une superproduction, fleuron de l'industrie cinématographique mondiale, puisse donner une telle merveille serait totalement impensable de nos jours ! Il fut donc un temps où l'on ne se foutait pas de la gueule du grand public ! Un symptôme de la décadence n'est-il pas, comme le faisait remarquer Andreï Tarkovski, la mercantile obsession du genre, supposant une démarche stéréotypée ? Les grands muets tels L'Aurore de Murnau et autres Rapaces
d'Erich von Stroheim peuvent-ils se cantonner dans un genre quelconque ? Au contraire, c'est bien la vérité profonde (ne pas confondre avec réalisme !) d'une vision artistique qui compte avant tout, laquelle ne se laisse pas non plus réduire à la logique narrative.
   On met ici le doigt sur un deuxième symptôme de la décadence : la structure linéaire du cinéma dominant, contraire au statut d'ubiquité du film, autorisant une liberté dans l'accomplissement du spectacle. Or
La Grande parade offre, au contraire, un type de déroulement dialectique. Ce sont les contradictions puis leur dépassement qui font progresser l'action. Ainsi le regard porté sur la famille Apperson est empreint d'une certaine ironie à la limite de l'antipatriotisme, et la figure du père recouvre d'autant mieux la caricature en règle du mâle Wilsonien (de Thomas Woodrow Wilson, le président des USA responsable de l'effort de guerre), qu'elle s'oppose à la féminité initiale du fils, qui n'est pas sans rappeler celle d'un Harry Langdon.
   Mais le héros ne tire-t-il pas aussi ses ressources positives de cette même famille qui le chérit jusqu'à encourager cet amour au fond contraire à tous ses intérêts ? De même, la mort de Slim, le copain du front, n'est-elle pas essentiellement pathétique d'être en complète contradiction avec la prédestination burlesque du personnage. En tout, la légèreté de ton du début n'est que pour mieux basculer (après plus d'une heure de pellicule !) dans le tragique absolu. De plus, ces valeurs ou contre-valeurs de personnages ne procèdent pas de rôles stéréotypés, mais d'un magnifique travail (éclairage, maquillage, angles de vues, grosseur de plan) de microphysionomie filmique (qui ne passe pas nécessairement par le gros plan) : le physique de James Apperson évolue au cours de l'histoire. D'abord lunaire et goguenard, il se mûrit à la fin en devenant grave.
   Les choses commencent doucement à se gâter avec la crise de conscience du héros face à la lettre de sa fiancée américaine. La même dialectique toujours donnera tout son prix à la façon dont se résout le dilemme. Le départ pour le front donne lieu à une longue séquence où Jim et Mélisande perdus dans le grand chambardement collectif ne semblent pas devoir se trouver, au propre comme au figuré. Et soudain ils s'étreignent dans une scène bouleversante. Jim promet qu'il reviendra. Tout est clair maintenant, au moment où il est sur le point de subir sa plus grande épreuve, comme s'il fallait atteindre le fond de l'abîme pour que le destin s'accomplisse. Alors que le corps de Jim est encore en porte-à-faux sur le rebord de la benne du camion déjà en marche, Mélisande s'accroche d'abord passionnément à la jambe en sursis (la gauche), puis à la chaîne suspendue à la ridelle arrière jusqu'à ce que, sous l'effet de la vitesse, elle perde prise et tombe brutalement. Jim lui envoie sa montre, sa chaînette et une godasse, celle du pied droit.
   Le montage alternant plans larges et rapprochés insiste longuement en dilatant le temps (par contraste aussi avec le contrepoint du défilé précipité des troupes sur les mêmes plans). Le conflit dialectique du bonheur et du malheur se concrétisant dans un humour noir rétrospectif, est dépassé par les figures fortes de l'engagement amoureux (chaîne, etc.) qu'exalte le lyrisme d'un rythme contemplatif. L'espoir s'installe à notre insu au moyen de ce brodequin droit que Mélisande serre tendrement sur son cœur comme si - atroce renversement du mythe de Cendrillon - elle pressentait qu'il chausserait l'unijambiste.
   Alors le sentiment d'un déroulement inexorable s'installe avec ces plans généraux de colonnes mobiles cheminant vers le fond de l'horizon. Puis dans la forêt, au rythme des timbales funèbres de l'orchestre d'accompagnement, les lignes de la troupe s'avançant lentement face-caméra par vagues cadrées en travelling arrière, s'éclaircissent sous l'effet des balles ennemies. Le temps se dilate encore par la multiplication des changements de grosseur et d'angles de vue, cette fois avec un effet d'angoisse. La sombre et haute futaie se mue successivement en bosquets, moignons d'arbre clairsemés, puis terre nue du stérile découvert criblé de cratères d'obus, où vont périr les deux copains de Jim.
   C'est pourtant ce crescendo dans la désolation qui nous prépare à la lumière de la scène finale. En plan lointain, au sommet d'une colline aussi nue que le champ de bataille, une minuscule silhouette à contre-jour s'avance en oscillant bizarrement comme un pantin de bois. C'est le contrechamp de ce que capte l'œil plein de larmes d'une petite paysanne arc-boutée à sa charrue. Elle porte la main à son cœur, puis s'élance en direction de la colline, franchit un grand fossé caillouteux. Entre-temps, Jim se rapproche par plans alternés. Il parvient au pied arboré de la colline, et c'est dans une nature verdoyante et ombragée que Jim et Mélisande sont enfin, lyriquement, réunis.
   Par conséquent le montage en imposant une logique affective, non soumise à la causalité et à la chronologie, remplit une fonction artistique essentielle. Par lui, derechef, la linéarité est mise à mal. Car la transition symbolique entre l'Enfer et le Paradis, et non la succession des jours, tient lieu de principe d'enchaînement. Pour le coup se confirme que l'émotion du spectateur ne tient pas au pathétique de la scène en soi comme dans le "théâtre photographié", mais à ces réglages associatifs ou analogiques, sous-jacents, modelant le film tout au long. On ne pleure pas vraiment, on jouit.
   Réservons plutôt nos larmes (de rage) pour les superproductions du XXI
e siècle à venir… 16/07/00 Retour titres