Omar Gatlato
Algérie VO
1976 92' ; R.,
Sc., M. Allouache ; Ph
. Smaïl Lakhdar Hamina ;
Mont.
Moufida Tlatli ; M. Ahmed Malek ; Pr. Office national pour le commerce et l'industrie
cinématograhique (Algérie) ; Int. Boualem Bennani (Omar Gatlato), Aziz Degga (Moh, le bon copain), Farida
Guemaneche (Selma), Rabah Bouchal (Ali Cocomani, collègue de bureau), Rabah Lechaa (Hamid, collègue de bureau),
Abdelkader Chaou (le chanteur), Arzki Nabti (l'oncle).
Chronique algéroise autour de la vie quotidienne d'Omar Gatlato, quatorze
ans après la guerre d'indépendance. Employé du service de répression du trafic de l'or et des bijoux,
il réside dans un modeste deux-pièces de la cité Climat de France sur les hauteurs de Bab-El-Oued, avec sa mère, son
grand-père, une jeune sœur et une autre divorcée, Safia, mère ("un gosse tous les ans") d'une ribambelle d'enfants,
qui dorment dans la même chambre que lui.
Son père, un docker, est mort dans un attentat du port en mai 1962.
Grand amateur de Chaâbi,
musique populaire du cru dérivée du registre arabo-andalous, et non moins de la musique de film hindoue, le jeune
fonctionnaire fait des enregistrements à la
moindre occasion avec son mini-lecteur-enregistreur. Il revendique une virilité s'exprimant dans la tenue
vestimentaire. Chaque
matin sur le chemin du bureau, regard en coulisse sur une jeune femme battant la literie à sa fenêtre, qu'il surnomme Zheïna. La vie urbaine
se traduit ainsi par de menus événements quotidiens. Tels ceux du bus bondé à la discrétion des pickpockets. La
promiscuité y soulève tout sujet de querelle. Omar retire vivement sa main frôlée par celle d'une femme.
Un tableau que complètent maints plaisants aléas de la vie domestique. Toute la famille doit par ex. supporter les
vantardises de guerre d'un oncle, qui endorment même le grand-père.
Peu astreignant, le bureau où travaille Omar est un repère de bons copains que réunit l'amour du foot et qui ne s'en font
pas trop, lisent des Mickey, font des paris sportifs, passent leur temps à téléphoner, vont à la plage pendant les heures de bureau. Omar n'aimerait pas suivre la voie du collègue qui sera promu au ministère parce qu'il travaille
bien. Il ne fait d'ailleurs pas partie des copains.
Cependant le meilleur ami, Moh,
autre passionné de foot, a son emploi dans une autre administration. Il fournit un mini-enregistreur à Omar,
qui s'est fait voler le sien en provoquant les voleurs lors d'une sortie nocturne dans les quartiers mal famés.
Une cassette contenant l'enregistrement de la voix d'une collègue de Moh est restée dans le boitier. Omar
tombe amoureux de Selma sans l'avoir jamais vue. Il finit par soutirer à Moh le sésame téléphonique qui lui
permet d'obtenir un rendez-vous. Mais, trop timide et poussé par les copains à
renoncer, malgré beau costume et cheveux calamistrés, il se dégonfle au dernier moment, se donnant l'alibi d'un prochain hypothétique
appel téléphonique à Selma.
Tout se résume dans le titre, connu pour signifier : "Omar, la virilité qui le tue".
À prendre la métaphore (tue=possède) à la lettre, non-conforme à l'image qu'il se donne de lui-même, Omar est confronté à une impossibilité s'indiquant
dans le mouvement du récit en boucle infinie. La fin du film ramène aux images
du début relatives au départ matinal du protagoniste pour le bureau, avec
petites civilités au passage échangées avec le boucher du coin ou coup d'œil en douce sur "Zheïna" à sa fenêtre... Comme d'un
patinage sur place. Qu'Omar allègue, après son échec, encore téléphoner à Selma paticipe du même vain
jeu toujours
recommencé.
Le ton est donné du refus de l'héroïsme. Sans pourtant se vouloir naturaliste comme l'indique
l'avertissement en exergue : "Bien que s'inspirant de la réalité, ce film n'est pas la réalité".
De fait, il répond parfaitement à la vocation fondamentale du cinématographe : être suffisamment
empreint de réalité pour que l'on puisse croire à la fiction.
Condition pour
ne pas se cantonner dans une prétendue vérité de l'enregistrement, lequel est inapproprié à la démesure
du réel. Seule, paradoxalement, peut y suppléer tant soit peu la liberté de traitement de la fiction. Celle-ci
ne se règle pas comme le voudrait le cinéma dominant sur le récit amoureux. Ce dernier, à l'inverse,
commence incidemment avec l'épisode
de la cassette à presque quarante minutes du début. Le motif le plus prégnant est entraîné et rythmé par les contingences de la
vie quotidienne. La musique extradiégétique, une rengaine monotone, flûte et guitare, accompagnant
parfois une nostalgique chanteuse bouche close, étant dissociée
de la légèreté de ton dominante, contribue à
cet entraînement mécanique, égalisateur des valeurs.
Enfant,
Omar a essuyé les violences de la police française dans les manifs où "leurs" drapeaux étaient interdits,
et son père est mort dans un attentat lié à la guerre de libération. La réalité politique est d'une
ancienne cité coloniale, au récent passé tragique, qui garde des traces profondes de la culture de
l'oppresseur. Qu'après l'indépendance un Algérien puisse résider
dans une "Cité Climat de France", ironise une contradiction invitant à s'interroger sur la nature de la résilience
algérienne après cent-trente deux années de régime colonial, sans oublier les massacres de la conquête. Les panoramiques
sur la cité sont d'ailleurs cadencés au tambour militaire, comme la descente du service de contrôle de l'or,
comme aussi la scène nocturne du vol du lecteur de cassette, ou encore l'agression du fonctionnaire Omar sur
le bijoutier venu récupérer ses bijoux confisqués. Il semble même une fraction de seconde le menacer
d'une arme. Omar et ses copains sont aussi,
par ironie, héritiers de la bureaucratie coloniale, dont ils adoptent la nonchalance caractéristique des vainqueurs
voire, à l'instar d'Omar
face au bijoutier, l'arrogance. C'est dans deux
véhicules typiques de l'administration française, des 403 noires, que la brigade débarque pour le contrôle
en ville.
Comment un peuple
aussi acculturé dans sa langue (l'arabe des protagonistes est émaillé de gallicismes, la télé, les journaux et
le cinéma, voire l'horoscope sont en français), dont le
milieu urbain est si bien modelé par l'architecture coloniale peut-il se
frayer une voie propre ? Voire, le comportement adopté dans la recherche de
l'autre sexe avec tenue à la mode occidentale, est en contradiction avec la tradition conditionnant
rigoureusement la sexualité au mariage. On n'assiste pas pour rien, quelques minutes après la découverte
par Omar de la cassette, à une cérémonie
de mariage au prétexte - les épisodes sont toujours incidents - d'un récital du chanteur de chaâbi Chaou.
Il est aussi question dans une représentation théâtrale populaire à laquelle assiste Omar, d'un sultan proclamant son amour pour la
fille du premier vizir. Situation où l'on remarque que le
garde armé d'une hallebarde posté auprès du sultan est dépoitraillé, comme Omar en tenue de parfait dragueur. La tradition est obliquement incarnée dans les collègues, qui dissuadent Omar
de téléphoner à Selma en l'espionnant malicieusement, puis s'interposent au moment du rendez-vous :
"N'y va pas, reste avec nous !" Omar
voudrait être un bon dragueur alors que, paradoxalement, il chasse de la place publique, dénoncé par un camarade, un dragueur sur son 31 genre maquereau.
La réalité quotidienne se décline, elle, avec la pointe d'humour suppléant à l'impossibilité d'en rendre
vraiment compte à l'image, sous la forme de détails insignifiants tel que le trou dans la chaussette d'Omar, ou cette chaise
apportée par l'un des copains réunis un dimanche matin autour d'un joueur de
guitare. Les idiotismes (café-goudron), ou les surnoms - "Mal-de-mer" l'ancien
marin, "bifsteck" le gros Dahmane, "la Grosse" l'ami Moh, "Réglo" le chef de service, "tigre" le nain, etc. - sont la version verbale de ces singularités qui sont les métonymies de tout un univers. Il se passe
toujours quelque chose au second plan de l'action, avec un effet relativisant voire ironique sur celle-ci. Alors
que Omar interroge la machine à horoscope quant à ses chances avec Selma, un jeune
homme esquisse en arrière-plan une figure de karaté devant une
vitrine dédiée à ce sport de combat. Omar est sur le pied de guerre de la conquête amoureuse, le
tambour de charge étant martelé off quand il s'imagine abordant Selma dans la dernière séquence. Offensive
perdue d'avance. Globalement, la
bande-son présentifie
tout un monde invisible dans le hors-champ, autant de pesanteurs invisibles pouvant infléchir la volonté et
contrarier le désir. Au générique de fin, plan général du centre-ville qui vient d'absorber Omar. Mais ce peut-être ironique, tels ces rugissements de moteur en accélération hyperbolisant
les encouragements de Moh à Omar, qui fléchit au moment de l'attaque.
Le traitement filmique
est de dédramatisation. Omar dit n'avoir enfant échappé
aux matraques de la police française que pour les baffes maternelles. Toute tension se résout dans une égalisation des
valeurs sous facture humoristique bon-enfant. À la violence d'Omar le bijoutier répond par une chanson bouffonne sur l'air de
"Quand il me prend dans ses bras". L'évocation de la guerre, outre le bref passage de "Mourir à Madrid"
joué à la guitare au sein du groupe de copains, est réduite aux rodomontades de l'oncle, qui y
met fin brusquement, happé par une émision de télévison en français. Celle-ci allumée par les sœurs qui pouffaient à l'avant-plan le
dos tourné à l'oncle, avec l'évidente
intention de le faire taire.
Quant à la colonisation, elle n'est évoquée qu'incidemment, lors
de chamailleries dans l'autobus bondé : "On nous bouscule, on nous vole, on nous colonise", s'écrie une
femme voilée. Omar n'est délivré de la soumission coloniale que pour
la retrouver dans l'adoption du sexe conquérant occidental bafouant les valeurs ancestrales.
Le mérite du
film est décidément de prendre ses distances en mettant à plat sans pathos les
données de la problématique. Point de méganarrateur porteur de vérité, mais un procédé ludique
oscillant entre voix off et adresse directe à la caméra, qui est tutoyée dans le ton de l'échange
informel. Omar croise le boucher devant son magasin.
Voix off : "Je vais prendre cinq minutes, il me tapera d'une chique puis il engueulera son apprenti."
C'est en effet exactement ce qu'il advient, mais avec l'humour de l'événement qui n'en est pas un car anticipé. L'oncle
est taxé de menteur, comme si le narrateur, qui est assis à côté de lui, nous présentait l'acteur en position sur le
plateau avant l'action.
Autrement dit, le naturalisme est démystifié, mais en faveur d'une forme de véridicité consistant à ne pas censurer dans
l'enregistré la machine à enregistrer. D'où la prédominance du jeu sur le vain sérieux du propos. Omar se sert de l'objectif
comme miroir pour se recoiffer. Le style reportage
du film-même devient simulacre. Le spectateur est constamment soumis à un jeu ménageant une part de liberté. En extérieur-nuit, un
passant en chemise blanche longe une longue façade de hautes colonnades non éclairées en plan général et perspective fuyante,
brouillant les proportions. En parallèle, la petite bande entoure le guitariste. "Voilà ton grand-frère" dit un
adulte à l'adresse d'un enfant. Débouchant de la colonnade dans la lumière, le passant qui se
dirige vers eux s'avère être un nain : "tigre", le grand-frère.
10/08/25
Retour titres