Luis
BUÑUEL
liste auteurs
Nazarin Mex. VO N&B 1959 93' ; R. L. Buñuel ; Sc. L. Buñuel, Jolio Alejandro, d’après Galdos ; Ph. Gabriel Figueros ; M. Macedio Alcala ; Pr. Manuel Barbachano ; Int. Francisco Rabal (Nazarin, voir Galerie des Bobines), Marga Lopez (Beatriz), Rita Macedo (Andara), Jesus Fernandez (le nain), Ofelia Guilmain (Mme Chanfa).
Le prêtre Nazarin vit chichement, en partie d’aumône, au-dessus d’une auberge d'un quartier pauvre de la ville. II lui est volé en outre le peu qu’il possédait, ce qui ne l’empêche pas de faire l’aumône. Plaquée par le cynique Pinto, Beatriz, qui travaille à l’auberge, tente de se pendre. Nazarin recueille chez lui la prostituée Andara, blessée à la suite du meurtre d’une cousine qui l’avait volée. Parce que Chanfa, la patronne de l’auberge, refuse de monnayer son silence, une collègue de trottoir dénonce Andara à la police. Avant de s’enfuir, celle-ci incendie le logement pour ne pas laisser trace de son parfum, qui compromettrait son hôte. Ce qui n’empêche pas ce dernier d’être taxé d’incendiaire, en même temps que de renégat, pour avoir hébergé une femme. Nazarin décide de quitter la ville, ce qui a l’air de soulager le prêtre titulaire du lieu.
Laissant la soutane, il part en pèlerinage à travers le pays. Sous la menace des autres ouvriers en raison de la rareté de l'emploi, il doit renoncer à travailler sur un chantier contre un repas. Furieux, le contremaître lui meurtrit le dos d’un jet de pierre. Après son départ, une fusillade éclate. Dans un village le pèlerin rencontre Beatriz. Elle le supplie de courir au chevet de sa nièce mourante. Il y prie mais est effrayé par la superstition des femmes, parmi lesquelles se trouve Andara, qui avait trouvé refuge chez la sœur de Beatriz. La petite est sauvée. On le considère saint. Il poursuit sa route bientôt rejoint par Andara et Beatriz, dont il finit par accepter la compagnie. Le prochain village est en proie à une épidémie de peste. Le trio soigne une femme contaminée, seule avec son bébé. Elle refuse les consolations, réclamant son "Juan" dans un souffle. Celui-ci de retour au logis, la moribonde fait mettre ses bienfaiteurs à la porte.
Plus tard, dans le village de Pinto, un nain (Ujo) tombe amoureux d’Andara. Il l’avertit que Pinto répand des rumeurs à leur sujet. On croit maintenant les deux femmes ses maîtresses. Le prêtre et Andara sont recherchés par la police fédérale. Pinto tente de raccrocher Beatriz, qui reste fidèle à son curé, s’attachant à ses pas quand « la traînée et le renégat » sont arrêtés et emmenés à pied dans un convoi de prisonniers. Nazarin y est persécuté par des hommes grossiers qui lui reprochent de garder ses femelles pour lui tout seul. Un homme qui le défend se déclare néanmoins incapable de le suivre dans le droit chemin. Dans une prison-étape Béatriz reçoit la visite de sa mère, qui lui fait prendre conscience qu’elle est éprise de Nazarin. Catastrophée, elle retombe dans les bras de Pinto. Sur ordre de l’autorité ecclésiastique on fait voyager Nazarin à part avec un garde. L’attelage de Pinto avec Beatriz à ses côtés les dépasse. Une marchande de fruits offre un ananas au prisonnier. Désespérant de l’humanité, il le refuse d’abord, puis dans un sursaut d’espérance se ravise : « Dieu vous le rendra ! » sont ses dernières paroles avant de sortir du champ. Fin.
De déception en déception c’est donc, de prime abord, une dégringolade. La seule personne qui n’ait pas déçu le prêtre-martyr est en définitive cette prostituée laide et superstitieuse. Cela donne un aperçu du ton, qui va au-delà de la distance ironique : l'énonciation se désolidarise totalement des implications morales du récit. Si bien, qu'indifférent à l'infortune du protagoniste, l'agencement n'en est jamais orienté dans un esprit compensatoire. Il en résulte un régime plus proche du sarcasme que de l'ironie, mais d'un sarcasme sans sujet, découlant de l'intercollision des unités. Délice de la discordance conjurant la mièvrerie coutumière à la description de la bonté offensée ! Lorsque Nazarin lui fait la morale, Andara croit voir en l'affiche pieuse placardée au mur un Christ hilare. Puis assoiffée elle lampe l'eau souillée de la cuvette où trempe le linge imbibé de son sang. Il serait donc simpliste de faire, d'une dégringolade qui s'achèverait par le relèvement de quelque ananas salvateur, la figure du film.
C'est au contraire un continuel travail de l'esprit dans toute son étendue : n'excluant jamais du désespoir l'espoir que communique la figure héroïque de Nazarin, faisant coexister toutes les données par un total suspens du jugement : le gentil nain amoureux d'Andara porte paradoxalement le shako des militaires, si redoutés de la population pauvre. C'est néanmoins, contre toute attente, le militaire gardant le convoi des prisonniers qui assomme le persécuteur de Nazarin. L'espace-temps représenté va dans le même sens de la coprésence antimanichéiste des faits en développant la figure d'un pèlerinage spiralé : Nazarin semble tourner en rond tout en gagnant à chaque tour un cran initiatique supplémentaire. Il a beau aller en apparence en ligne droite, il recroise encore le même cercle de relations. Ainsi on butte toujours sur le personnage de Pinto, dont les pieds chaussés d'éperons scandent en sonnant les mauvais coups du sort, lesquels ne font que relayer maints autres tintements tel le glas de l'épidémie.
Ce caractère d'ubiquité permettant au récit d'échapper au contrôle d'un narrateur tout-puissant est souligné par une figure du montage qui brouille la chronologie en faisant se succéder un même plan dans deux contextes différents. La bouilloire sur le feu, alors qu'Andara est alitée, est soudain maniée par la même sur pieds et guérie. Cette égalisation suspensive des valeurs morales suppose que les valeurs contraires à l'intérêt apparent du protagoniste ne soient pas rabaissées. Il n'est que d'écouter l'intensité de la passion dans l'expectoration brûlante du nom "Juan" (avec la gutturale initiale de la VO bien entendu ! Ce qui pointe bien les ravages liés à tout doublage) prononcé et répété par la mourante. Passion amoureuse qui lui fait rejeter les réconforts de la religion.
Tout ceci suppose un spectateur actif, capable par lui-même d'évaluer chaque étape en vue de la construction qui lui incombe, à lui, du sens, au contraire du tout-cuit du cinéma dominant. Aucun indice n'est donné de la lâcheté et de l'hypocrisie du père Saint-Ange (nom ironique). Il paraît au contraire avoir les meilleures dispositions à l'égard de Nazarin. C'est donc au spectateur de saisir le caractère fallacieux de ces paroles affables : "Si on vous interdit d'exercer votre fonction chez nous, ma mère en sera très triste. J'aimerais lui épargner ce chagrin et cette honte". De même que le comportement hystérique associé à la superstition des femmes, légèrement caricaturées en sorcières, se mêle à la pieuse prière du pèlerin. Face à cela, ce qui affirme le caractère positif du pauvre curé sont souvent des détails imperceptibles : non seulement il ne semble pas voir les pièces de monnaie déposées à son intention par un notable sur un meuble, mais il n'ouvre les yeux que pour en faire l'aumône à l'aveugle. Détails imperceptibles ou au contraire énormités présentées comme naturelles : on entre chez lui comme dans un moulin..., par la fenêtre, comme s'il était indifférent à la contingence de la condition bidimensionnelle de la mobilité humaine.
Certaines afféteries comme cet expressionnisme baroque de la lumière en intérieur, ou bien l'artificialité du décor urbain, deviennent donc négligeables même si elles représentent un manque de rigueur. L'essentiel réside dans cette logique propre à l'art, excluant toute instrumentalisation idéologique, et dont la possibilité reste ignorée d'une majorité de cinéastes. Lesquels, en général passionnés de filmage naturaliste, méconnaissent que toute imitation suppose de juger a priori estimable ce qu'on prétend imiter. 11/11/08 Retour titres