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Le Mont Fuji et la lance ensanglantée (Chiyari Fuji) Jap VO N&B 1955 94' ; R. T. Uchida ; Sc. Yahiro Fuji d'après une idée de Kintaro Inoue ; Déc. Takatoshi Suzukié; M. Taichiro Kosugi ; Pr. TOEI ; Int. Chiézo Kataoka (Gonpachi), Ruynosuké Tsukitata (le maître), Daisuké Kato (Genta).
Sur la route d’Edo s’étire la file des marcheurs. Un noyau persiste au fil des étapes. Il se compose du jeune samouraï Sakawa Kojuro assisté du porteur Genta et du lancier Gonpachi, de Jiro, orphelin de huit ans, d’une musicienne portant sur le dos Okin, sa fille de quatre ans qu’elle accompagne au shamisen dans des danses typiques sur les places publiques, de Tozaburo, homme mûr à barbiche transportant de l’argent, du vieux Yomosaku, escortant Otané, sa fille, juchée sur une mule, d’un masseur aveugle et de trois marchands.
Gonpachi se prend de paternelle amitié pour Jiro. Celui-ci admire beaucoup la lance, qui lui inspire sa vocation. Entre la mère d’Okin et Gonpachi semble naître une très discrète affinité. La police recherche le bandit de grand chemin Rokuémon. Le policier des routes Denji enquête. Il soupçonne Tozaburo à cause de l’argent, censément gagné à la sueur de son front. Tozaburo manifeste, du reste, comme une excessive prudence de voleur, mais Jiro découvre le véritable.
On apprend que Yomosaku voyage pour vendre sa fille au vieux Kyubé. Résolu à empêcher la transaction en remboursant ce dernier avec le produit de sa lance, le samouraï apprend que cette arme est sans valeur. L’argent de Tozaburo était pour racheter sa fille vendue cinq ans auparavant, à Kyubé, justement. Mais Oshina Tozaburo est morte depuis deux ans. Fou de douleur, le père trop tard endeuillé décide de racheter Otané. Reconnaissant sa méprise, Denji force Kyubé à accepter. Tous s’en réjouissent.
Cependant notre samouraï quitte l’hôtellerie commune pour consommer du saké dans un estaminet. Genta le suit en le suppliant car il a l’alcool si mauvais que sa mère avait recommandé aux deux serviteurs de l’empêcher de boire. Sans Gonpachi qui l’avait ceinturé ivre, il aurait occis un des trois marchands dont la tête de clown ne lui revenait pas. Mais le maître, qui n’a pas de morgue, rassure Genta en l'invitant à sa table.
Cinq samouraïs accompagnés de filles qu’ils maltraitent font brutalement irruption. Sakawa Kojuro se dresse prêt à protéger les filles. L’un d’eux insulte ce minable samouraï qui ose se commettre avec la domesticité. Il est encerclé. Cela tourne mal. Le "clown" qui se trouve là avec ses compagnons marchands se précipite à la recherche de Gonpachi. Genta puis son maître, dont le sabre est impuissant à cinq contre un, sont massacrés. Précédant Jiro et la mère d’Okin avec lesquels il se délassait sur la plage, Gonpachi déboule la lance au poing.
Par une charge héroïque il décime les cinq, bloqués dans la cour de l’estaminet, empêchés de sortir par Jiro, les marchands et d'autres clients. Le lancier, gracié par le suzerain et respectueusement salué par tous, part bravement sur les routes armé de sa lance, les sacs contenant les cendres de ses compagnons supendus à son cou, abandonnant la musicienne, sa fille et Jiro, qui l’invective en pleurant à chaudes larmes.
Ce qui fait la vérité en cinématographie n’est jamais le programme narratif mais l’accident et la surprise. S’il y faut bien cependant un principe de cohérence c’est-à-dire de lisibilité, c’est néanmoins en dehors de tout télos inscrit. Si le récit doit se dérouler selon un enchaînement nécessaire, que ce soit en termes de consécution davantage que de conséquence. Si par ailleurs le film se réclame d’un genre, ce sera sans exclure ce qui - diégèse ou énonciation - peut y contrevenir. S'il y a enfin nécessairement un enjeu éthique qui mette du sens à ce désordre véridique, il sera d’autant plus prégnant qu’il n’adopte pas la forme dogmatique. Ce film peut se dire véritablement filmique de ce qu’il répond pleinement à ces conditions, celles dont se réclame au fond la poésie.
Les personnages en effet ne devaient jamais se rencontrer dans cette histoire. Et s'ils le font c'est pour finir séparés. Ici, premier principe de cohérence sans télos, la route interminable, propice à une infinité d’événements, est l’agent de nouements aléatoires que des circonstances fortuites finissent par rendre nécessaires. Le décor est, du reste, traité comme un puzzle tridimensionnel, chaque élément pris isolément trouvant sa place comme par accident, puis étant recadré autrement dans des situations différentes. Un certain type de faux-raccord, elliptique, contribue fortement au jeu contradictoire de la dissémination et de l’unité. Il s’agit, par exemple, d’un personnage en intérieur franchissant une porte, raccordé au plan suivant dans un tout autre lieu et une toute autre situation sur un tout autre personnage surgissant d'une porte à l’extérieur.
Ceci dans un univers richement crédibilisé, dont les arrière-plans sont animés en profondeur par une multitude d’activités quotidiennes, strictement raccordées celles-là, à la façon d’un Renoir ou d’un Tati. Mais le jeu est constant. Ainsi, des compléments logiques imperceptibles peuvent venir élucider en sous-main une invraisemblance. On peut se demander notamment pourquoi le marchand, qui a subi les effets du délire éthylique du maître au point d’éviter toute nouvelle rencontre avec lui, tient si fort à le sauver. Il faut avoir discerné en profondeur de champ la petite silhouette indistincte mais insistante de ce quidam qui, de l’intérieur du bâtiment principal de l’autre côté de la cour, observait ostensiblement le maître attablé en compagnie de son serviteur et mettre cela en relation avec la présence révélée ultérieurement dans ce même lieu des trois marchands en plan rapproché. Silhouette plus frappante d’autant qu’un recadrage sous un autre angle en maintient la présence. Le spectateur partenaire en déduit que la bienveillance du maître envers le serviteur a touché l’observateur qui, s’il n’est pas le marchand à face de clown, peut en être du moins le médiateur.
La relance de l’action relève quant à elle toujours d’occasions indépendantes des raisons, différentes pour chacun, qui jetèrent les personnages sur ce chemin poudreux. Sans l’attachement survenu entre un garçonnet et un vieux briscard, le vrai voleur n’eût sans doute pas été découvert, ce qui aurait pu fourvoyer le faux dans un comportement d’esquive coupable, incompatible avec le dénouement. On pourrait montrer en général que les péripéties, loin d’être du remplissage, sont les brins véritables du fil de l’intrigue. Davantage, qu’un simple objet comme la lance – autre figure de cohérence non téléologique - source aussi dynamique qu’aveugle de l’action, véritable opérateur non anthropomorphique, répond encore mieux aux réquisits d'une poésie véritable. Que dire alors du Fuji Yama éponyme, dont la contingence logique constitue une énigme ?
L’énigme se dissipe pour peu qu’on considère tout motif de même ordre que celui du Fuji, bref, aussi prégnant qu’inutile, inséparable de la totalité concrète dont le sens se réclame de l'éthique, art de mettre les pieds dans le plat plutôt que leçon de morale. Une critique sociale remettant en cause l’ordre féodal sous-tend l’intrigue. Ce n’est pas seulement que le maître traite d’égal à égal avec les serviteurs. S’en tenir là serait faire crédit aux bons sentiments. Mais c’est au prix de sa propre mort. Le renversement des valeurs ne va pas sans violence. Laquelle souligne la puissance des forces conservatrices représentées, au-delà de Kyubé ou des samouraïs donneurs de leçons, par le grand train des seigneurs, qui n’éprouvent que mépris pour le peuple prosterné à leur passage dans la poussière.
L’esthétique frelatée de la cérémonie du thé face au Fuji ne justifie pas le blocage d’une voie de circulation nécessaire à la vie sociale et économique. La violence n’est donc pas un thème abstrait parachuté. Elle se construit concrètement sur la base de données multiples, de recoupements, sans nul spectaculaire. D’autant qu’elle se trouve dédramatisée par le registre burlesque dominant et parfois par les gros sabots d'une musique auxiliaire joyeusement hollywoodienne.
Totalement injuste et imprévisible, le massacre du samouraï Sakawa comme catastrophe est subrepticement annoncé, dans le malaise. Ce sont mystérieusement les cris des serviteurs du seigneur en transit dans la ville qui incitent le maître de Genta et Gonpachi à quitter l’hôtellerie en quête de saké. Un lent plan circulaire de la cour au fond de laquelle s'entrevoit cet inconnu étrangement attentif aux gestes de la future victime précède la mise à mort. La forte cohérence de la consécution pointe une nécessité informulée. Du tout émane un tragique absolu s’absorbant pourtant dans une totalité non tragique.
La cérémonie du thé n’est pas ridiculisée par l’excès d’afféterie, mais par l’odeur que répandent avec les coliques de Jiro les excréments des trois marchands se soulageant dans les hautes herbes à proximité. Le Fuji surmonté de nuages en volutes superposées évoque du coup un cloaque géant vomissant ses gaz, sorte d’insolent commentaire de la digne cérémonie. Vertigineux raccourci éthique, la lance transperçant par l'anus le dernier des cinq samouraïs s'inscrit dans la même constellation associative.
Il apparaît en définitive que récit, énonciation, registre et éthique sont étroitement interdépendants, au point qu’il faut considérer la présente analyse comme travail de déconstruction, dénaturant nécessairement le texte du film en tant que libre texture. 16/07/10 Retour titres