CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Vsevolod POUDOVKINE
Liste auteurs

La Mère  (MaTb) URSS  Muet N&B 1926 88' ; R. V. Poudovkine ; Sc. V. Poudovkine et Natan Zarkhl, d'apr. rom. de Gorki ; Ph. Anatoly Golovnia ; Déc. S. Kozlovsky Pr. Mezrabpom-Rouss. URSS ;  Int. Vera Baranovskaïa (Pélagie Vlassova, la mère), Nikolai Batalov (Pavel Vlassov), Aleksandr Tchistiakov (Mikhaïl Vlassov, le père), Anna Zemtsova (Anna, la jeune révolutionnaire).

  

   1905. Pélagie est maltraitée par son époux Mikhaïl Vlassov, ouvrier alcoolique et violent. En raison de sa force de taureau il est embrigadé par les briseurs de grève qui le payent en vodka. Leur fils Pavel protège la mère du père et fréquente les révolutionnaires avec qui il fomente la grève. La jeune Anna lui confie une nuit des armes qu'il glisse sous une lame de parquet. Le lendemain à l'usine lors de la bagarre contre les grévistes, le père est tué, son corps ramené au domicile. La police vient perquisitionner. La mère révèle la cachette des armes croyant, sur la foi de l'officier, sauver Pavel. Il est condamné aux travaux forcés.
   Rongée de remords, Pélagie prend parti pour la révolution. Elle fait passer à Pavel en prison les instructions pour son évasion à la faveur de la manifestation du 1er mai en ville, où elle défilera avec les ouvriers. Ordre est donné à la troupe de tirer sans compter. Pavel s'évade mais pour mourir sous les balles dans les bras de sa mère. Elle s'empare du drapeau rouge et fait front contre les dragons, qui l'écrasent.


    Le roman de Gorki, dont les dialogues portent résolument la voix de l'auteur, plaidoyer sensible pour les opprimés du régime tsariste autant que fiction romanesque, est détourné au profit d'une grossière propagande. Chez Gorki, le père serrurier meurt d'une hernie. Ce qui est par trop trivial pour servir à la cause insurrectionnelle. C'est pourquoi le film rend le père ouvrier. Aux grévistes il faut opposer des briseurs de grève de même condition dans le cadre d'une représentation manichéenne qui est un ressort cardinal du film. De plus, la scission ouvrière interfère ici avec les enjeux familiaux de façon à concentrer les forces dramaturgiques sur la mère, véritable foyer émotionnel du dispositif idéologique, faisant jouer implicitement la figure sacrée de la vieille mère. Ennemi politique de son propre fils cependant, le père sous forme de cadavre devient un allié involontaire en dramatisant l'intervention de la police, ainsi que la trahison de la mère, qui est le point de départ d'une prise de conscience par le biais de l'amour maternel.
   Le politique est donc réduit à une donnée émotionnelle propre à fléchir le spectateur. Dans ces conditions, la mère est toute désignée pour être héroïsée. Son action doit être surhumaine pour amender une faute irréparable. Héroïsme sacrificiel par conséquent, drapeau rouge brandi finissant sous les sabots de la cavalerie. C'est plus glorieux que de colporter des brochures politiques dans les campagnes comme la Pélagie du livre. On comprend aussi pourquoi la figure de Pavel est une pâle copie du chef charismatique de la révolution dans la version littéraire, qui risquait de porter ombrage à la femme du peuple transfigurée et de faire mentir le rôle titre du film. Pavel du livre est arrêté comme guide de la révolution. Dans le film pour avoir accepté qu'une jeune activiste lui confie quelques armes à provisoirement
cacher. 
   Pour enfoncer le clou, le montage oppose constamment à la simplicité, à l'enthousiasme, au pathétique du peuple l'impavidité glacée des juges, de la police, des militaires, voire la laideur tératologique d'un haut-responsable, celui qui ordonne de ne pas économiser les balles. Toutes figures assorties par le montage d'attributs du pouvoir et de la force : un molosse ou le buste de l'empereur et ses attributs héraldiques, buste succédant en fondu-enchaîné aux armes de l'autocrate. Provoquer chez le spectateur des réactions primaires, la peur de l'ogre omnipotent et l'identification par sensiblerie aux opprimés, empathie à fleur de peau, jusqu'à la tétanie par montage hyper-court des épisodes de violence de rue, voilà la stratégie. 

   Invité à s'identifier par l'éclat d'innocence illuminant la figure de Pavel, le spectateur est sourdement alarmé par les mimiques de suspicion de l'officier face aux dénégations quant aux armes cachées, qu'approuve le sourire complice d'un camarade, dérisoire victoire qui fait mieux ressentir la puissance répressive. La photo prétend à une valeur psychologique et donc à une essence s'imposant comme vérité au détriment de la différance et du jeu. L'expression de l'acteur est au contraire un simulacre qui ne peut prendre consistance qu'en tant que relation différentielle.
   Ce film est en effet totalement dépourvu de jeu. D'où le sectarisme. La séquence du tribunal, notamment, est un chef-d'œuvre de bourrage de crâne. Cadrés en contre-plongée dans une ambiance de mondanité,
les juges admirent avant de siéger la photo d'une jument avec des sous-entendus érotiques. Pendant la séance l'un d'eux en exécute un dessin, tandis qu'à demi-somnolent, un autre soulève à intervalles les pages d'un registre sous lesquelles il a glissé sa montre. Des interventions du président du tribunal alternent avec des inserts de farouches sentinelles. Une femme du monde dans le public qualifie de charmant ce visage rendu impitoyable par des effets de lumière, en braquant son face-à-main, qu'au verdict elle fermera tel un couperet. À l'appel du procureur, une bonne bouille d'ouvrier en légère plongée compatissante exprime l'anxiété, confirmée par les propos pessimistes d'un petit groupe au plan suivant. Approuvé par le petit sourire acide de la femme au face-à-main en contrechamp, le procureur (contre-plongée toujours) pointe sur Pavel un doigt accusateur en deux plans successifs, de face et de profil, suivis d'un gros plans de la mère terrifiée puis en larmes dans une lumière sombre prémonitoire. Flanqué d'un coprévenu le fils se retourne avec inquiétude vers elle. On se confie dans la salle que, l'avocat ayant été retenu à la ville il est remplacé par un incapable. Lequel est affligé en outre d'une crise de hoquet, dont les verres d'eau avalés ne viennent pas à bout. Il plaide maladroitement, le bouchon de la carafe - métonymie du handicap - à la main. Le président imperturbable lui recommande de ne pas user sa salive puisqu'il n'y a pas de jury. Comme si ça ne suffisait pas, il se dit et répète dans le public, avec un air entendu appuyé, que le prévenu n'a aucune chance. "Appuyer", voilà ce qui qualifie le mieux la fonction idéologique du cadre avec la lumière et le montage.

   Il faut néanmoins reconnaître l'incontestable talent de filmage des actions de groupe, tant des expéditions houleuses des grévistes que de la mise en place de la répression militaire. D'où sans doute la renommée du film, preuve que la propagande, quelle qu'elle soit, a encore de beaux jours devant elle. 08/12/19 Retour titre