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Jean RENOIR
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L'Homme du Sud (The Southerner) USA VO N&B 1945 85' ; R. J. Renoir ; Sc. J. Renoir ; Adapt. Hugo Butler, d'après le roman de George Sessions Perry, Hold Autum in Your Hand ; Ph. Lucien Andriot ; M. Werner Jansen ; Pr. David L. Loew/Robert Hakim/United Artists ; Int. Zachary Scott (Sam Tucker), Betty Field (Nona Tucker), J. Carroll Naish (Devers), Beulah Bondi (la grand-mère), Charles Kemper (Tim), Percy Kilbride (Harmie Jenkins), Blanche Yurka (la mère), Norman Lloyd (Finlay Hewitt).

   Victime d'une attaque en récoltant le coton, le vieux Peter Tucker en expirant adjure son neveu Sam Tucker, ouvrier dans la même exploitation, de s'établir à son compte. Celui-ci loue au patron une ferme abandonnée sur une terre en friche. Avec sa femme Nona, leurs deux enfants, Daisy et Jottie, la grand-mère, le chien Zoonie et deux mules empruntées pour les labours, ils s'installent dans la masure à demi ruinée, retapée tant bien que mal à l'exception du puits, hors d'usage. Il faut emprunter l'eau du voisin, Devers, qui opine de mauvaise grâce. En hiver, chasse et pêche suffisent à peine à la survie et l'on taille dans une couverture le manteau nécessaire à Daisy pour le chemin de l'école. L'hiver fini, Jottie attrape la "fièvre de printemps" qui avait été fatale à deux enfants de la grand-mère. La mère de Sam vient prêter main-forte. On n'a pas les moyens du lait et des légumes prescrits par le médecin, alors que Devers préfère jeter son lait aux cochons.
   Mais avec l'aide de l'ami Tim, l'épicier Harmie fournit une vache. L'enfant guérit et une belle récolte s'annonce. Après avoir rossé Devers qui a dévasté le jardin avec son troupeau et refuse l'accès au puits, Sam fait la paix en lui abandonnant l'énorme poisson-chat légendaire de la rivière qu'il a réussi, lui, à capturer. En échange il obtient un droit d'usage du puits et du potager. Bientôt, Harmie et la mère convolent après une brève idylle. Mais la nuit des noces un déluge dévaste ferme et récoltes. Découragé, Sam accepte la proposition de Tim de déménager en ville pour comme lui travailler à l'usine. Mais à la vue de l'entrain de Nona et de la grand-mère à tout remettre en état, il change d'avis. Il laboure puis, le printemps venu, se prépare à ensemencer.

   Sensible chronique du Sud pauvre avec un hommage appuyé aux
Raisins de la colère de Ford : non seulement la réminiscence du camion pyramidal surmonté de la grand-mère mais aussi, entre autres, des raisins chapardés dont celle-ci se régale avec la complicité de Daisy. Cependant ce n'est pas tant un film social qu'un conte à la gloire de l'amour et de la chaleur humaine.
   Le récit à la première personne par l'ami Tim, vieil album photo à l'appui, ménage la juste distance. Mais il fallait une telle aridité poussiéreuse et
désolée pour témoigner de la puissance des sentiments humains à surmonter le pire. Celle-ci s'affirme d'autant mieux comme antagonisme rhétorique, que les alentours se peuplent d'une riche vie végétale. Non seulement cultivée et féconde dans la grande exploitation du patron, mais aussi naturelle et puissante sur les rives du fleuve, dense dans la forêt où chasse Sam en hiver, et même fournie à la ferme Devers. L'espoir s'exprime dans le dernier plan par la présence de la forêt derrière le couple (mais aussi, d'autre façon, par celle des mules).
   La même opposition stratégique mais en faveur de la fidélité se porte au plan psychologique par l'attirance non partagée qu'exerce Sam sur les autres femmes. Mari et femme occupent dans le jeu de montage la position structurelle d'un inépuisable amour. L'expression itérative, insistante, inépuisable de ce dernier marque le dépassement de l'épreuve, elle-même relativisée pour le spectateur, qui se trouve toujours ramené à un univers spirituel inébranlable. Lequel se fortifie d'un imaginaire du lien affectif. Surcadré par la trappe du poêle, le
foyer devant lequel on se réunit est une métonymie simple et forte passée dans le langage. Ce n'est pas un hasard si à Nona, gardienne du foyer, est dévolue la réparation dudit poêle. Par son caractère mignon, Zoonie le petit terrier bâtard présent à la mort de l'oncle Peter établit une continuité à travers le sentiment de protection qu'il inspire. Il participe du bestiaire familier qui s'étend aux mules et jusqu'aux peluches. Celle mise à sécher par la grand-mère avec le linge abîmé dans la catastrophe est signe d'apaisement.
   La dédramatisation est un procédé du conte qui est récit du dépassement des épreuves. La grand-mère comme élément burlesque y contribue. Notamment par son comportement à contre-fil : qu'elle ronchonne à l'écart ou marque un excès d'optimisme dans la pire épreuve. Ce faisant, elle déplace l'accent émotionnel. C'est d'un air triomphant qu'elle annonce la maladie mortelle de Jottie car, de façon
puérile, cela lui donne raison.
   Malgré une musique de renfort à la limite du mickeymousing et un filmage des plus consensuels, c'est-à-dire soumis aux conditions du signifié, émerge une dimension artistique intéressante. Elle tient à ce que l'aspect tragique n'est pas vraiment éliminé, en raison de l'effacement de la téléologie du récit. Les événements se succèdent de façon libre, en dehors de l'emprise de ce qu'on appellerait en musicologie l'attraction tonale, qui détermine le déroulement mélodique. Il y a même de fausses pistes. Sur la galerie, derrière la grand-mère annonçant avec une arrogance comique la maladie de Jottie, un animal mort est suspendu. Ou bien Nona, désespérée par la maladie de son enfant, s'effondrant dans les labours, en
gratte déjà la terre. Le comportement atypique des acteurs, à l'inverse du jeu professionnel toujours empreint d'indices de prévisibilité, contribue à brouiller les pistes.
   Il en résulte un dépassement du genre. Conte, par son côté bon enfant teinté de merveilleux (le poisson-chat géant, dont en outre la prise décourage le fusil de Devers braqué sur son voisin), par le décor irréel de la chasse, par l'arrivée miraculeuse de la vache, voire par l'imagerie lyrique transgressant l'espace réaliste au moyen des
fondus-enchaînés de plans du même décor, par son éthique humaniste enfin, ce film, somme toute sans prétention, tient le meilleur de lui-même de dialoguer pourtant avec le tragique existentiel. 28/05/05 Retour titres