CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Jacques AUDIARD
Liste auteurs

Sur mes lèvres Fr. 2001 115' ; R. J. Audiard ; Sc. J. Audiard et Tonino Benacquista ; Ph. Mathieu Vadepied ; Mont. Juliette Welfing ; Son Pascal Villard, Marc Antoine Beldent, Cyril Holtz, Philippe Amouroux ;  M. Alexandre Desplat ; Pr. SEDIF, CINEB, Pathé Image, France 2 Cinéma ; Int. Emmanuelle Devos (Carla), Vincent Cassel (Paul), Olivier Gourmet (Marchand), Olivier Perrier (Masson), Olivia Bonamy (Annie), Bernard Alane (Morel), Céline Samie (Josie), Pierre Diot (Keller), .

   Secrétaire débordée dans une société immobilière, Clara, une célibataire de trente-cinq ans munie de prothèses auditives, est de plus ostracisée par le personnel. Le patron (Morel) lui propose de lui attacher une aide. L'ANPE leur adresse Paul, un ancien détenu pour vol aggravé et recel, en réinsertion sous contrôle judiciaire. Clara l'aide de son mieux et une relation privilégiée s'instaure. La sourdingue confie au voyou savoir lire sur les lèvres. Bientôt elle lui demande de voler un important dossier qu'un cadre (Keller) en communication s'est approprié à son détriment. 

   Paul est en passe de devenir l'homme de main qui résout les problèmes insolubles de façon légale. Mais il a des ennuis avec le truand Marchand auquel il doit de l'argent. Tenu de travailler pour lui dans sa boite de nuit jusqu'à remboursement des sept-cent mille francs, il quitte le bureau. Dans le studio situé au-dessus de la boite, Marchand prépare un casse avec une bande. Paul prie Carla d'en recueillir sur les lèvres de nuit, à l'aide de jumelles, les informations depuis la terrasse de l'immeuble d'en face. Elle accepte, à condition qu'il reprenne son travail au bureau. Entretemps elle a trouvé chez lui, sous un faux nom, un billet d'avion pour Johannesburg, ce qui la désespère. À la suite du casse (ellipsé), Marchand effectivement a caché dans le studio une forte somme. Grâce à une clé piratée, Paul va  y fouiller, en vain. Carla y retournant doit se réfugier dans le placard quand Marchand revient un moment s'occuper du magot. Ce qui permet à la sourde, grâce au sonotone réglé en gros plan sonore, de localiser l'argent, quelle finit par trouver dans le congélateur. Furieux, Marchand soupçonne Paul. Il le torture pour le faire avouer. Carla qui voit tout depuis la terrasse communique avec Paul enchaîné dans la salle de bain. Sur ses lèvres elle lit qu'il va compromettre son patron auprès de la bande en glissant dans sa veste le billet d'avion comme preuve de trahison. Puis elle va chez la femme de ce dernier et lui fait accroire que son mari, dont elle se dit la maîtresse, a l'intention de s'envoler en Afrique du Sud avec le magot. L'épouse bafouée déballe tout à Marchand par téléphone en présence des complices. Paul et lui sont transportés menottés au domicile de Marchand, où Carla se tient cachée avec les liasses de billets après avoir bourré de somnifères Mme Marchand. Pendant qu'on cherche l'argent Paul délivre Marchand à l'aide d'un passe-partout de fortune. Armé d'un couteau ce dernier fonce dans le tas. Massacre général. De plus le contrôleur judiciaire est arrêté pour le meurtre de sa femme. Avec leur trésor de guerre Carla et Paul, qui a de fait renoncé à Johannesburg, filent le parfait amour. 
  
    Film parfaitement immoral mais ludique et résilient de consister en l'émancipation de deux handicapés, l'un physique, l'autre social. Donc critère moral dépassé par un enjeu roboratif. D'autant qu'en parallèle le contrôleur judiciaire est neutralisé, comme si tous les obstacles étaient magiquement levés.
   C'est l'étrange Odyssée d'une jeune femme quasi vieille-fille solitaire, qui va faire de son handicap physique la condition de sa félicité. Le titre exprime subtilement la relation entre les lèvres de la lecture et celles du corps érotique. Sa capacité à lire sur les lèvres lui ayant fait savoir qu'elle était rejetée de la communauté des cadres qui l'entourent, elle se livre à une folle aventure ouvrant la voie de l'amour. Cela commence par un fantasme. À l'ANPE la secrétaire demande pour l'assister dans son travail un homme de trente-cinq puis vingt-cinq ans. On lui répond que le choix du sexe est interdit par le code du travail. Sans se démonter elle le décrit "gentil, pas très grand avec de belles mains". Le fantasme va se faire réalité. La main est précisément dans le film la figure du rapprochement érotique, voyez la série des gros plans sur les mains finissant par celle de l'homme 
guidée par elle-même dans l'entre-cuisses de sa comparse.
   Les dieux exaucent Carla en y ajoutant le handicap social, pendant du sien physique, obligeant à se construire hors des chemins battus. L'élaboration commune d'un monde à part va constituer la possibilité de l'investissement amoureux. Ce monde semble puiser sa substance dans les arcanes d'une acoustique des abysses et de la visualisation des causes sonores avant d'en être l'audition. Le filmage se règle sur cette contrainte par des plans serrés d'investigation du détail infinitésimal et l'éclairage minimaliste du sondage des profondeurs obscures. Mais c'est là, dans le domaine sonore, que le bât blesse, dans la mesure où une musique auxiliaire des plus bassement illustratives censure la puissance des facultés métamorphiques de récepteurs sonores en souffrance. Chœurs de violons, égrénements pianistiques ou poussée plaintive du cor, en prétendant installer sur un mode superfétatoire un temps suspensif, nous confisquent la grande force dramaturgique du monde de la surdité.   
   C'est dans celui-ci qu'il faut à Carla 
se réinventer l'amour. Les récits de sa copine Annie qui découvre le "cul" sans l'amour lui servent surtout à crédibiliser le rôle de la maîtresse de Marchand aux yeux de sa femme. Son cheminement à elle passe par l'odeur des affaires de Paul, par les nuits blanches platoniques et devient pleine conscience avec la blessure de la découverte du billet d'avion. La chance de Paul est dans le respect qu'il lui témoigne. Mais il est lui-même la grande chance, tombée du ciel, de la solitaire. Ce n'est pas pour rien qu'il se nomme Angeli. L'amour émerge à l'image sonore malgré eux, quand la bouche en gros plan de Carla lisant sur les lèvres de Paul enchaîné émet les vocables de la jouissance érotique : "Oui, oui, oui ! Comme ça ! Très bien ! Oui, ouiii !"
   Le couple est dirigé de main de maître. Mélange de douceur et de violence de Paul, sa culture de taulard tenue en lisière par le respect pour celle qui lui accorde d'emblée une valeur. Air de ne pas y toucher de Carla, dont la retenue insigne, qui est un rampart contre la méchanceté du milieu professionnel, est surtout l'expression du point de vue des abysses qui la sépare du monde sonore.

   La suite de l'œuvre confirmera les deux points forts d'Audiard : la direction d'acteur et le scénario. Son troisième long-métrage bénéficie en outre d'une écriture originale inspirée par le thème de la surdité, conférant au film, malgré le gâchis d'une "fosse" en l'espèce nuisible à l'élément subacoustique, une subtilité et un raffinement particuliers. 18/03/19 Retour titre