Les Petites fugues Sui. 1979 140' ; R. Y. Yersin ; Sc. Y. Yersin, Claude Muret ; Ph. Robert Alazraki ; M. Léon Fancioli ; Pr. Robert Boner ; Int. Michel Robin (Pipe), Fabienne Rabaud (Josiane), Fred Personne (John), Dore de Rosa (Luigi).

   Employé dans une ferme, le vieux Pipe avec son allocation vieillesse s'est offert un cyclomoteur qui, une fois dompté, change sa vie. Il s'évade à tout bout de champ au point d'indisposer son incommode patron. S'étant passionné pour diverses choses dont le planeur et la moto, il gagne un polaroïd à la fête du concours de moto-cross après avoir sympathisé avec le champion.
   La vie de la ferme cependant trahit une crise sous-jacente. En exerçant une dictature au nom de principes obsolètes, le patron mène l'exploitation à sa ruine. Le fils veut agir en contractant un emprunt qui permettrait une réorganisation appropriée, mais le père réserve indéfiniment son accord. Constamment houspillée par son père, Josiane la fille, mère célibataire, s'ennuie, délaisse son fils et s'absente de son travail à la chocolaterie. Luigi, le collègue de Pipe se plaint de manquer parfois d'ouvrage. Josiane lui plaît bien mais se dérobe puis se décide et l'entraîne sur un lit au grenier.
   Cependant Pipe a eu un accident au retour d'une beuverie. La police le ramène. Il brûle son cyclomoteur et, se mettant à la photo, constitue les archives photographiques de la ferme. Résolue à se délivrer de la lourde ambiance familiale, Josiane annonce son départ. Le père devient taciturne puis un beau jour renonce à ses prérogatives, confiant les responsabilités à son fils et déclarant que Pipe désormais pourra faire comme il l'entend.

   Film inclassable, ce qui veut dire qu'il ne ressemble qu'à lui-même. Si l'on peut le rattacher à un genre, c'est à la satire. Oui, mais satire "par-dessus le marché". C'est le regard humoristique posé sur Pipe qui, en dévoilant un microcosme révélateur, questionne le spectateur. Davantage, regard d'humour filmique à propos d'un personnage atypique, peu concerné par les valeurs sur lesquelles est assise l'autorité du patron et dont il se détache de plus en plus.
   Qu'est-ce qu'un humour filmique ? C'est un humour inimitable de reposer exclusivement sur des moyens filmiques. Dès la première séquence, Pipe vient prendre livraison de son engin sur le quai de la gare. Il guette l'arrivée du train qui apparaît bientôt au loin en profondeur de champ, puis se déplaçant de gauche à droite, dépasse déjà presque la station. Mais soudain il bifurque à sa droite, cadré par panoramique droite-gauche, qui l'accompagne jusqu'au quai où il s'arrête, exactement dans le sens inverse du sens initial, le cyclomoteur amarré sur une plate-forme juste sous le nez de Pipe.
   Le panoramique est la figure de l'imprévu par excellence, son parcours n'étant pas extrapolable comme celui du travelling. Cette inversion du mouvement apparent, de même que la coïncidence du point d'arrêt sont symboliques : elles caractérisent le personnage de Pipe, rebelle non par doctrine mais par hasard et par nature. Sorte de Gaston Lagaffe senior, il invente des systèmes loufoques pour s'éviter le moindre effort : on lâche un sac de grains de l'étage supérieur sur une planche du grenier soulevant par bascule le précédent à l'autre bout, que Pipe n'a plus qu'a pousser par l'ouverture surélevée sur l'échelle en pente conduisant à l'extérieur en contrebas jusqu'à la remorque. Il suffit ensuite de peser sur l'extrémité libérée de la planche pour faire glisser le ci-devant contrepoids jusqu'à Pipe et ainsi de suite. Pipe est aussi un vrai rêveur susceptible d'oublier la tâche en cours pour s'abandonner à son fantasme.
   Un procédé filmique pointe comiquement ce trait : le hors-champ. Alors qu'ils plantent à deux et côte à côte des piquets de clôture, Pipe se prend à observer le ciel. La caméra serre sur lui. De temps en temps il donne quelques coups de masse, puis reprend son observation béate. Soudain il hèle son compagnon de travail hors-champ. Un contrechamp montre celui-ci s'indignant face-caméra. Suit un plan d'ensemble révélant la distance s'être considérablement creusée entre les deux ouvriers. Le hors-champ peut être cependant plus intimiste. Le patron qui était en train de traire, fait appeler Pipe pour l'engueuler. En amorce, il s'encadre dans la porte, et sermonne son employé. Après quoi tournant le dos il exhibe une queue qui n'est autre que le tabouret de traite monopode fixé aux hanches.
   Donc, mine de rien, l'ancien monde est remis à sa place, fixé sur les photographies de Pipe, dont la personnalité atypique contribue à sa manière à préparer l'avenir. La crédibilité de l'enjeu dramaturgique est assurée par le filmage judicieux mais non didactique des tenants et aboutissants de l'exploitation agricole. Ce qui entraîne la crédibilité de la critique sociale qui va plus loin qu'il n'y paraît. Le vrai gagnant de l'histoire est Pipe. Le fils est certes maintenant patron, mais sa femme lui fait savoir qu'elle n'a pas été consultée dans des choix, qu'en l'occurrence elle n'agrée point. 28/03/05 Retour titres