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Les Bas-Fonds (Donzoko) Jap. VO N&B 1957 123' ; R., Mont. A. Kurosawa, Hideo Oguni, d'après la pièce de Maxime Gorki ; Ph. Ichio Yamazaki ; M. Masaru Sato ; Son Fumio Yanoguchi ; Pr. A. Kurosawa, Shojiro Motoki/Toho ; Int. Toshiro Mifume (Sutekichi, le voleur), Isuzu Yamada (Osugi, la logeuse), Ganjiro Nakamura (Robukei, son époux), Kyoko Kagawa (Okayo, sœur d'Osugi), Bukuzen Hidari (Kahei, le vieux pèlerin), Minoru Chiaki (Tonosama, le "samouraï), Kamatari Fujiwara (l'acteur), Eijiro Tono (Tomekichi, le rétameur), Eiko Miyoshi (sa femme), Akemi Nigishi (Osen, la prostituée), Koji Mitsui (Yoshisaburo, le joueur), Nijiko Kiyokawa (Otaki, le colporteur), Haruo Tanaka (Tatsu, le tonnelier), Kichijiro Ueda (Shimazo, l'agent de police), Yu Fujiki (Unokichi, le cordonnier), Yama Fujita (Tsugaru, le chiffonnier), Atsushi Watanabe (son copain).
À Tokyo, dans un sordide asile au fond d'un cul de basse fosse où s'entassent les ordures, un couple de logeurs exploite toute sorte de déshérités. La femme du rétameur, qui ne cesse de gratter son chaudron, est mourante. La prostituée Osen rêve du grand amour. Le voleur Sutekichi, qui a pour receleur le logeur et pour maîtresse son épouse Osugi, est amoureux de la sœur cadette de celle-ci. Mortellement jalouse, la logeuse tombe à bras raccourcis sur Okayo au moindre prétexte. Alcoolique et intellectuellement diminué, l'ancien acteur a oublié ses textes. Un autre se dit samouraï sans convaincre quiconque. L'agent de police Shimazo, qui est aussi l'oncle des sœurs, a l'œil à tout mais Sutekichi le tient en raison des irrégularités commises par la famille.
Arrive pour un séjour compté le pèlerin Kahei, drôle de vieux bonhomme, plein de bonté, de bonne humeur et de philosophie. Il rassure la mourante avant sa fin, et distribue les bonnes paroles, ce qui le fait passer pour menteur. À la suite d'une violente dispute au cours de laquelle Osugi a jeté sur sa sœur le contenu d'une bouilloire brûlante, tous interviennent à la fois pour défendre la jeune femme et se venger des logeurs. Le mari est retrouvé mort. Osugi accuse Sutekichi, qui lui rétorque que s'il est arrêté elle sera impliquée comme incitatrice. Okayo croyant, du coup, à leur complicité, rompt avec le voleur. Le vieux quitte l'asile. Osugi, Okayo et Sutekichi font un séjour en prison. Libérée la première, Okayo disparaît. Shimazo se marie, perd son emploi. Son épouse, qui le bat, s'adapte parfaitement au rôle de nouvelle logeuse. Les hommes jouent aux cartes, boivent et se livrent à des danses collectives scandées par des paroles assorties d'onomatopées. On annonce que l'acteur s'est suicidé. Stupeur générale, rompue par le joueur qui conclut : "il est mort pour nous gâcher le plaisir".
L'intérêt de la pièce de Gorki à la base du film est dans le questionnement des valeurs traditionnelles : qu'est-ce que la décence quand on n'a pas de quoi vivre ? Le vol est-il un délit s'il est le seul moyen de survie ? Un des pensionnaires fait remarquer qu'est moral le meurtre qui débarrasse le monde de la vermine. Le cynisme de l'ultime parole du film traduit parfaitement la réalité de ce monde. Dès lors la violence n'a plus de frein, tout peut advenir. Okayo ignore si elle aime Sutekichi ou si elle le hait parce que l'enjeu de cette relation est par trop empreint de violence pour laisser s'épanouir un sentiment. Elle doute des autres jusqu'à développer l'obsession paranoïaque d'un complot visant à la tuer, où tremperait son amoureux.
C'est la situation du tragique de la vie par excellence. Le vieux pèlerin en apportant la bonne parole souligne par contraste cette condition de paria. Mais n'est-il pas lui-même un menteur ? Il a beau rétorquer avec une belle assurance que "les mensonges ne sont pas toujours le mal", et le prouver en redonnant confiance aux désespérés, il finit quand même par partir. Il ne reste alors que les ressources, toujours à renouveler, du jeu et de l'humour qui sont les véritables gagnants de l'histoire.
Kurosawa parvient à donner une profondeur filmique à l'intrigue d'abord par le dialogue de l'image entre la microphysionomie filmique et le rendu d'ensemble. Le décor est d'ailleurs admirablement conçu. L'asile est un château fort pour ainsi dire en creux, dont les murailles en lourd appareil forment les parois de la fosse. De brèves échappées en contre-plongées cadrent simplement au début des éboueurs déversant leurs ordures, puis par la suite, des arbres décharnés, une vague rambarde, des témoins dont les silhouettes se profilent pendant la scène de violence collective contre les logeurs. L'asile lui-même offre le paradoxe d'être à la fois construit de bric et de broc, et robuste, comme pour durer et témoigner de la pérennité des bas-fonds. Véritables mises en perspective, les recadrages passant du plan plus ou moins serré au plan d'ensemble ne laissent jamais oublier un tel contexte. Réciproquement, la justesse résultant de la direction des acteurs légitime les options du décor.
Soulignons ensuite la capacité de la figure à exprimer l'indicible, celui de la mort surtout. Une des dernières visions de l'acteur avant son suicide est celle, prémonitoire, d'un spectre. Osugi est effrayée par l'apparition soudaine, à travers un trou du carreau de velum de la porte dont des lambeaux sont agités par un vent coulis, de la tête de son époux qui la surprend avec son amant. Le passage au contrechamp en enchaîné surimprime sa propre tête tournée dans l'autre sens. La violence tragique qui se dégage de ces deux plans est à la mesure d'un conflit ne pouvant se résoudre que par la mort.
Enfin, totalement exonérée de commentaire musical, la bande-son construit librement un vivant contrepoint donnant sens aux événements tout en les rythmant. La clochette confisquée par la logeuse au pèlerin, les quintes de toux et les plaintes de la moribonde, une prière marmonnée par un locataire, les vents coulis, la pluie, des chants de femme dans le lointain, un cri d'oiseau, toute espèce d'effets de grattage ou de percussions identifiés (le travail du rétameur, l'accompagnement improvisé des danseurs) ou non identifiés, provoqués par les heurts de quelque ustensile de cuisine, ou l'entrechoc d'objets durs sous l'effet du vent. L'affabulation d'Osen relative à un grand amour devant les colocataires est imperceptiblement accompagnée de chocs métalliques rythmés.
Par ailleurs, le faux-raccord introduit des distorsions dramaturgiques. À la mort de la femme de l'étameur, un chant féminin couvert par le vent et provenant de l'extérieur augmente logiquement en intensité quand la porte s'ouvre. Mais il souligne le tragique en se maintenant au même niveau après fermeture de la porte. Combiné avec un recadrage d'éloignement excessif où des feuilles mortes sont balayées par le vent, un cri d'oiseau qui inquiète le logeur résonne en même temps comme prémonition de son destin. En bref, l'alchimie de la pellicule transfigure bien le théâtre en cinéma véritable. 23/05/04 Retour titres