CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Robert BRESSON
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Les Anges du péché (générique) Fr. N&B 1943 100' ; Sc. R. Bresson, sur une idée du R.P. Brückberger ; Dial. Jean Giraudoux ; Ph. Philippe Agostini ; Cam. Maurice Pecqueux ; Mont. Yvonne Martin ; Son René Louge ; Déc. René Renoux ; M. Jean-Jacques Grünenwald ; Pr. Synops-Roland Tual ; Int. Renée Faure (Anne-Marie), Jany Holt (Thérèse (Galerie des Bobines)), Sylvie (la prieure), Marie-Hélène Dasté (mère Saint-Jean), Paula Dehelly (mère Dominique), Silvia Monfort (Agnès), Mila Parély (Madeleine), Louis Seigner (le directeur de prison).

   Les Dominicaines de Béthanie réhabilitent les criminelles en les accueillant dans la communauté sans discrimination, avec un délai d'un an de réflexion avant le prononcé des vœux. La mère prieure et sœur Dominique, la maîtresse des novices, vont accueillir Agnès à sa sortie de prison pour l'aider à repousser les anciennes fréquentations qui l'attendent.
   Elle prend la robe en même temps qu'Anne-Marie, jeune bourgeoise si motivée qu'elle abrège la visite de sa mère qui veut la reprendre, puis brûle lettres et photos. La novice se sent investie de la mission de sauver une âme endurcie. La sentence qui lui échoit à la distribution rituelle la confirme dans sa conduite : "Si tu as entendu le mot par lequel Dieu te lie à un être, n'écoute plus les autres mots. Ils ne sont plus que l'écho de celui-là".
   Si le caractère passionné et la sincérité d'Anne-Marie plaisent à la mère prieure, mère Saint-Jean, la sous-prieure, est sourdement hostile. Agnès parle de Thérèse, une détenue insoumise. Anne-Marie obtient de la mère prieure de l'accompagner à la prison où elle assiste à une crise de révolte de Thérèse, mise au cachot pour éviter toutefois, à quinze jours de sa libération, l'aggravation de la peine. Avec la mère prieure, Anne-Marie est présente, en vain, à sa sortie.
   Ayant décliné leur invitation, la rebelle achète un revolver, tue son amant qui l'a fait condamner à sa place, puis se fait admettre au couvent. En la prenant sous son aile, Anne-Marie l'importune. L'ancienne détenue dresse habilement l'une contre l'autre celle-ci et mère Saint-Jean. Anne-Marie chasse de l'atelier le chat noir de la sous-prieure, sale bête qu'on ne caresse que par-devant sa maîtresse. Laquelle la "proclame" pour avoir brutalisé un animal. Anne-Marie rétorque en proclamant d'autres sœurs pour avoir caressé un animal. Refusant de baiser les pieds des sœurs au titre de pénitence, elle est renvoyée du couvent, fût-ce au corps défendant de la prieure.
  Tandis que Thérèse est soupçonnée par la police on apprend qu'Anne-Marie n'a pas reparu chez elle. On la découvre évanouie sur la tombe du fondateur de l'ordre où elle vient prier tous les soirs. Le médecin la déclare perdue. Elle est confiée à dessein à la garde de Thérèse dont elle a enfin compris les véritables raisons, sans avoir connaissance de l'appel du directeur de prison à la mère prieure pour l'informer de la culpabilité de son ancienne pensionnaire. Thérèse prend la fuite se voyant découverte. En se précipitant à sa suite, Anne-Marie est victime d'une attaque fatale. Ramenée agonisante, elle n'a pas la force de prononcer ses vœux. Thérèse le fait pour elle, qui succombe dès le rituel accompli. Thérèse lui baise les pieds puis va se livrer en larmes aux policiers qui l'attendent au parloir. Une sœur murmure à son passage avec douceur : "A bientôt ma sœur !". 

   Par-delà la construction rigoureuse, montrant la progression d'une intrigue enracinée dans une représentation de la vie conventuelle fort documentée, la gageure bressonienne est déjà-là tout entière : s'arracher au vraisemblable, c'est-à-dire aux représentations disponibles, pour atteindre le vrai à travers la transgression du consensus.
   Car il n'existe pas de recette pour l'accomplissement d'une tâche spirituelle. C'est la passion de femme d'Anne-Marie qui lui fournit les armes et l'engage toute. Véritable sentiment amoureux à en juger par l'hypersensibilité de l'ouïe au coup de sonnette de Thérèse, qu'on n'attendait pas pourtant. Anne-Marie fait la lecture pour la communauté, mais elle est la seule à
entendre le signal. Ce qui est scandaleux aux yeux des bien-pensants, c'est que le service de Dieu passe par l'humanité la plus triviale. Anne-Marie détone au milieu des sœurs parce que sa force spirituelle est profondément incarnée dans l'être tout entier avec une pureté qu'exprime le refus des compromissions autant que le visage ouvert, lumineux, souriant. Un comportement si personnel, entier, emporté, excessif et même insolent, imaginatif, joyeux, en harmonie avec la vie des fleurs et des oiseaux semble le contraire de l'image admise de la religieuse. Son orgueil même, à l'encontre duquel il a été dit que le dépouillement était nécessaire à la grâce finale, fait partie des défauts nécessaires pour dépasser la foi routinière, incapable d'action. Par conséquent Anne-Marie entre nécessairement en conflit avec la règle prise à la lettre et avec l'autoritarisme bureaucratique de mère Saint-Jean.
   Tout indique que c'est là que se tient le diable, incarné par le chat Noiraud. Il a notamment dévoré les oiseaux et le crapaud qui enchantaient l'âme de cette fière enthousiaste de la foi. Son insolence, à déclarer à mère Saint-Jean que mieux vaut un peu de poussière sur ses meubles que sur son âme (allusion à l'hypocrisie inspirée par le chat), n'est qu'une arme contre le diable. Celui-ci habite encore Thérèse dont le baiser déposé par ordre sur le front d'Anne-Marie évanouie provoque un affaissement de la tête. Le diable est à l'aise dans le ronron de l'ordre. La foi véritable est d'un amour jaillissant. "La seule règle n'est-elle pas ici celle du cœur ?" rétorque-t-elle à un autre rappel à l'ordre de la sous-prieure.
   C'est pour rendre sensible ce jaillissement du cœur et le caractère irrépressible du mouvement spirituel menant Thérèse à la grâce que Bresson invente dans ce premier long métrage ce qui va faire sa grandeur : le télescopage, l'ellipse, l'effet éclair, pour aller promptement au cœur des choses.
   Dans la première séquence, il est question d'un taxi. La mère Prieure et sœur Dominique se préparent. On comprend que c'est pour une expédition courageuse. En plan d'ensemble, les sœurs sont réunies en conseil. La caméra serre sur un voile noir où se surimprime la lueur grandissante des phares
du taxi venant se garer le long du trottoir de la prison pour ramener Agnès.
   Certains faits sont frappés d'un puissant accent par ce genre de raccourci. Au plan où des sœurs portent Anne-Marie évanouie vers le couvent succède en enchaîné celui d'un couloir où sœur Dominique se hâte en brandissant devant elle la
robe de Dominicaine, vide comme un spectre, qu'elle va déposer sur le lit de la moribonde. Celle-ci ouvre les yeux, les tourne avec peine vers la mère prieure assise à son chevet. Un faible sourire éclaire son visage, qui lui est rendu, radieux, en contrechamp. Retour champ. La robe frappe les yeux d'Anne-Marie dont elle baise un coin. L'habit est ici le véritable lien (métonymique). Il concrétise la récompense suprême : la réintégration, mais aussi l'accomplissement de la mission, au prix de l'union avec Dieu. L'ellipse n'est pas seulement affaire de montage, mais aussi de cadrage.
   Ainsi, l'émotion d'un visage ne procède-t-elle pas d'une pose centrée, mais d'une capture de passage : les yeux trop brillants et la bouche
pincée de la mère prieure après le départ d'Anne-Marie en fin de plan après un mouvement du regard vers le haut sont immédiatement absorbés par un fondu au noir qui en révèle l'intensité par le contraste. Le meurtre procède à la fois du montage elliptique et du cadrage, qui réunit dans un même carré de lumière projetée sur le mur à travers la porte ouverte hors-champ la meurtrière et l'ombre de sa victime. Elle fait feu, l'ombre projetée s'évanouit.
   Mis à part la lourdeur du commentaire musical, le caractère artificiel du décor intérieur aggravé par des éclairages trop artistiques, certaines afféteries du dialogue ou du jeu des acteurs, défauts que l'on retrouvera encore mais de moins en moins dans les deux films suivants, et malgré le reniement de l'auteur, ce film appartient pleinement à l'œuvre de Bresson, qu'il contribue à éclairer au futur antérieur. 8/07/05
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