CINÉMATOGRAPHE 

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Wim WENDERS
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Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin) RFA-Fr. VO couleurs/N&B 1987 126' ; R. W. Wenders ; Sc. W. Wenders, Peter Handke ; Ph. Henri Alekan ; M. Jürgen Knieper ; Int. Bruno Ganz (Damiel), Solveig Dommartin (Marion), Otto Sander (Cassiel), Curt Bois (Homer), Peter Falk (lui-même).  

 En noir et blanc, des anges frayent invisibles à Berlin parmi les humains. Au hasard des rencontres, les créatures célestes Cassiel et Damiel observent les gens dont ils perçoivent le monologue intérieurs. Damiel tombe amoureux d'une trapéziste qui est elle aussi touchée au cœur sans savoir par qui. Peter Falk, ex-ange venu tourner un film sur la période nazie l'aide à devenir humain. Damiel s'incarne en couleurs, errant dans Berlin jusqu'à retrouver Marion qui le reconnaît immédiatement sans l'avoir jamais vu.
 

   Deux mondes s'opposent, celui désincarné des anges mélancoliques et indolents, bienveillants aux mortels, qu'ils gratifient parfois d'une encourageante pichenette spirituelle. S'annonçant comme une quête du sens de l'humanité de chair et de sang, le récit filmique est encadré au début et à la fin par les paroles, s'écrivant sous nos yeux, d'un vieux conteur. Elles évoquent la force naïve du questionnement enfantin au moyen d'une
comptine accompagnée au violoncelle, qui revient en leitmotiv dans le corps du film.
   Plusieurs formes d'investigation s'entrecroisent. Celle de la mémoire historique, à la fois par le conteur cherchant dans les terrains vagues à proximité du Mur des lieux qui n'existent plus, à la bibliothèque parmi les lecteurs environnés d'anges invisibles ou encore par la reconstitution d'un épisode nazi entrecoupée de macabres images d'archives. La vieille auto du film sur le parcours du studio ressuscite en outre par magie les rues
dévastées de la guerre. Quant à la mission des anges elle paraît vaine, inassignée, rendue vacante par le point de vue abstrait de l'éternité. Les deux immortels se plaisent à évoquer les origines du site de la grande ville avant fondation. Cassiel se montre ensuite significativement incapable de retenir le jeune homme qui se jette dans le vide.
   Ce n'est qu'en s'humanisant par l'amour que Damiel connaîtra la réponse essentielle qu'il ne cherchait pas. D'entrée, les anges plongent sur Berlin, accompagnés par une caméra planante et vogueuse. Damiel apparaît d'abord pourvu d'ailes puis celles-ci sont empruntées au passage, par jeu de cadrage, à quelque statue monumentale d'ange, à l'opportunité d'un reflet dans un pare-brise, voire à la membrure du toit transparent de la
bibliothèque. Invisibles sauf aux enfants, ils cueillent au passage les bribes hétéroclites des pensées souvent sombres des Berlinois. Damiel et Cassiel se communiquent mutuellement leurs observations sous forme d'instantanés semblables à des haïkaï.
   Le cirque s'encadre soudain dans un
porche comme à la sortie du tunnel. Marion travaille son numéro de trapèze, déguisée en ange. Damiel en noir et blanc la voit dans des contrechamps subjectifs en couleur. Il l'accompagne et assiste au monologue intérieur de son désarroi : le cirque va fermer ; seule dans la vie, elle aspire à aimer un homme. S'attardant un peu plus tard sur l'emplacement de la piste après le départ du cirque, elle s'imprègne du pathétique de Charlot solitaire dans la scène identique du Cirque, ce qui participe d'un hommage à Chaplin traversant tout le film, notamment par la présence de buvettes ambulantes dont on remarquera stationner sur d'anciennes chaussées pavées.
   Complètement déshabillée dans sa roulotte en compagnie de son impalpable témoin elle se colorise sous nos yeux encore une fois. Le passage à la couleur conjugué avec les évolutions acrobatiques, la levée sonore du vent et des cris d'oiseaux composent un lyrisme à la mesure d'un amour absolu. En la regardant danser plus tard au concert de Nick Cave, Damiel pose la main sur son cœur. Métamorphosé en humain, il découvre que le cirque a plié bagage, mais il est certain de retrouver Marion quelque part dans Berlin, et ils se rejoignent en effet.
   Peu à peu le noir et blanc s'est vu ronger par la couleur sous l'effet de la découverte de l'amour métamorphosant l'ange en homme, tandis que Cassiel, qui refusa la main tendue de Columbo, continue à se morfondre dans le vide en noir et blanc de l'éternité et de la perfection. Mais le phénomène ne s'arrête pas à l'individu : tout sentiment humain vif peut déclencher la couleur, comme celui de cette vieille femme évoquant le Berlin de la débâcle.
   En définitive, le film s'efforce de conjuguer la multiplicité en devenir avec le destin individuel. Ce n'est pas seulement un roman d'amour, mais l'effusion sublime de la totalité spatiotemporelle et sonorisée de la cité dans la rencontre amoureuse de deux individus. Ou du moins sa tentative. Il y manque peut-être un réel travail de la suggestion sur la base de l'ellipse, si essentielle à l'art du cinéma, qui aurait épargné une surcharge de figures mal intégrées, comme ces lapins trottinant à l'ombre du Mur. Mais surtout, une telle ambition poétique supporte mal la moindre maladresse. Marion, si élégante au trapèze, devient raide dès qu'elle se met à danser. Il lui manque en effet la grâce intérieure qui anime jusqu'à la chair immobile et soumet au regard l'étincelle de l'âme. Son visage en gros plan ne propose rien d'autre que de savants effets d'éclairage et de maquillage. Le personnage est lisse à la manière de l'Américaine de
Play Time. Mais chez Tati c'est une chimère, alors que Wenders entendait déboulonner Venus en célébrant à pleins poumons la mortelle amoureuse. 10/07/03 Retour titres