CINÉMATOGRAPHE 

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Roman POLANSKI
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Le Couteau dans l'eau (Noz W Wodzie) Pol. VO N&B 1962 90' ; R. R. Polanski ; Sc. R. Polanski, J. Skolimowski ; Ph. Jerzy Lipman ; M. Krzystof Komeda ; Pr. Kamera ; Int. Jolanda Umecka (Christine), Leon Niemczyk (André), Z. Malanowicz (l'étudiant).

   Christine et André, couple d'apparence bourgeoise, en route pour un dimanche sur leur voilier privé, ramassent sur la route un jeune homme qui se jette au-devant de la voiture stoppée de justesse. Le passager est déposé au port. Finalement André l'invite d'un ton paternaliste à les accompagner. À bord il le traite avec une brutale autorité. L'autre réplique par l'insolence. Un rapport violent s'instaure, l'homme mûr humiliant, l'étudiant provocateur. Christine voudrait modérer son époux.
   Une dispute s'engage à propos du gros couteau, érectile, du jeune dont André s'est emparé. L'objet, très symbolique, tombe à l'eau. Dans la bagarre qui s'ensuit, son propriétaire suit le même chemin, disparaissant à la vue. Christine plonge mais il se cache derrière une bouée. Le craignant noyé, elle insulte haineusement André, le traite de cabotin. Pendant que celui-ci va chercher du secours à la nage, le jeune homme remonte à bord. Christine se donne à lui après l'avoir giflé. Elle le dépose avant de rejoindre André au port. Dans la voiture elle avoue l'adultère, mais l'époux se refuse à admettre qu'il a été trompé. 

    Faire quelque chose de rien, ainsi peut se définir le fascinant talent de Polanski à ses débuts, et c'est pourquoi il excella aussi dans le court-métrage. Ici suffit, dans le simple cadre des trois unités, un voilier et trois personnages entre lesquels règne une tension trouvant sa résolution dans la mort imaginaire (tension de la rivalité) et l'assouvissement du désir (tension amoureuse). Èlément symbolique - baptisé Christina -, le voilier s'avère un formidable accessoire filmique. Il définit le contexte social, déploie l'espace, rythme l'action et provoque les situations, qu'il dramatise.
   Un premier élément de tension s'établit par la différence sociale que marquent voiture et voilier. D'autant qu'on apprend à la fin les raisons profondes de la rivalité : les hôtes ont même origine sociale que l'invité. Cela contribue en revanche à l'attirance de la jeune femme, qui se sent d'emblée un lien avec l'étranger : elle avoue avant de tomber dans ses bras qu'elle vécut comme lui à six dans une pièce. L'aisance matérielle étant acquise de fraîche date, les signes extérieurs de richesse sont donc le véritable fondement de l'image sociale du couple. André s'en sert pour affirmer de façon humiliante une supériorité dont, à suivre la même logique, il n'est guère assuré en son for intérieur.
   Cependant, cette psychologie de l'avoir, qui concerne surtout l'homme, se reflète dans la nature des liens du couple. En usant pour nommer le bateau non pas de la forme
Krystyna mais "Christina", selon l'orthographe en usage dans les pays riches, André, qui possède aussi une voiture française, rehausse ses prérogatives socialistes à l'aide de prétentions capitalistes, tout en marquant un rapport de propriété avec son épouse, qu'il a, dit-il sous la colère, sauvée de la prostitution, ce qui lui donne à ses yeux encore plus de droits sur elle. Les différents cadrages sur le nom tracé à trois endroits de la coque sont en rapport avec les épreuves qu'André fait subir à son souffre-douleur, suggérant rétrospectivement l'idée de vengeance. Le dénouement est la conséquence directe de cette situation initiale, en libérant provisoirement Christina d'une contradiction : en se montrant d'abord fière de ces avantages matériels, elle collabore à la sujétion où elle est tenue, au nom du bénéfice secondaire de la promotion sociale. Mais le prix moral à payer est exorbitant : négation de son être et donc de son désir.
   Le jeune homme - sans nom - est essentiellement un révélateur de ces contradictions. Il est l'instrument de la satire des nouveaux-riches. L'aventure n'entraîne aucun changement structurel. Trop imbu de lui-même pour s'admettre cocu, André ne remettra pas en cause le système de mensonges sur lequel est bâtie son existence médiocre. Christina, qui avait peu à peu pris l'apparence d'une femme épanouie sur le bateau, a retrouvé son déguisement civil bon-chic bon-genre. Au final, André qui, saisi d'un léger doute, avait arrêté la 403 à un carrefour (symbolique), avec la route du retour
reprend celle du recommencement.
   Ce sont les événements liés à la navigation de plaisance qui font naître les différentes étapes de cette impeccable démonstration, par conséquent selon un système causal non-linéaire. Il y a d'abord la découverte, ironique, du voilier, sous le regard du jeune via un panoramique bas-haut sur le mât, qui paraît ainsi interminable. Une pénible séance de halage dans les hautes herbes après avoir été malmené à bord, décide l'étudiant à partir. Puis il se ravise et veut s'atteler seul par défi. Pour les mêmes raisons ensuite, il grimpe au sommet du mât sur la remarque du "capitaine" qu'en pareil cas (il a sifflé), en mer, il eût subi la punition.
   Par un bref regard la femme trahit son approbation, voire admiration de l'acrobate. Quand plus tard André lui colle la casserole bouillante entre les mains parce qu'il s'est moqué du gadget de la poignée amovible, elle témoigne de sa compassion en empêchant le jeune de tenir par orgueil le métal brûlant le plus longtemps possible sans montrer de signe de souffrance.
Ensuite, le couple profite d'une accalmie pour se baigner. Mais le vent se lève et le bateau s'éloigne avec le novice à son bord. André crawle en vain. Mais Christina crie de loin la manœuvre à effectuer et c'est elle qui grimpe la première à bord. Par les variations de cadrage faisant jouer la distance qui sépare le nageur du bateau, la prétention d'André à rattraper ce dernier est tournée en dérision, tandis que Christina se montre apte à communiquer, et même marque son affinité avec l'auto-stoppeur.
   Suit une séquence d'entente parfaite du trio dans l'exaltation du bateau filant sous le vent. Mais c'est un leurre narratif : on échoue brutalement dans les hauts-fonds et la pluie se met à tomber : le destin doit poursuivre son œuvre située au croisement des enjeux de chacun : à André le pouvoir, à Christina le refoulement des aspirations véritables, au jeune mâle le couteau érectile, son seul avoir, valant pour le sexe.
   C'est dans l'intimité de la cabine où le trio s'est réfugié que l'intrigue se noue. Tandis que les hommes se livrent à un concours de gonflage de matelas, le jeune avec la bouche, le vieux avec une pompe (encore un symbole clair), la femme se coiffe à l'arrière-plan, comme si elle était l'enjeu de la compétition. Ils font une partie de mikado à trois. Alors que, l'écouteur à l'oreille, le mari s'absorbe dans le commentaire d'un match de foot à la radio, la jeune femme sans lever les yeux chante en guise de gage une romance à l'intention du jeune homme qui rétorque par un poème. À rompre totalement avec la violence latente, la scène dégage une émotion intense.
   Ce qui fait essentiellement la valeur de ce travail cependant en est le caractère hautement filmique. Un système de cadrage plaçant en amorce et très gros plan un visage ou un fragment de corps qui s'oppose aux autres personnages en profondeur de champ, souligne les tensions entre les protagonistes. La pureté des lignes et des surfaces s'impose dans une géométrie simple, ayant pour effet de concentrer l'énergie sur l'intrigue.
   La manière ludique dont sont filmées sous des angles avantageux les évolutions du bateau, ponctuées par des solos de saxo d'un lyrisme intentionnellement exagéré, appuie clairement la satire sociale. Les bruits naturels cependant sont dominants et montés de façon à dramatiser l'intrigue : un léger ressac prélude à l'amour. C'est accompagné de caquètements de basse-cour qu'André présentant le dos, qui est la face obtuse du corps, attend à quai le retour du bateau, etc.
   Donc si vous avez du goût pour le Polanski actuel, allez voir ses premiers métrages, courts autant que longs. Peut-être vous apparaîtra-t-il alors que vous l'aimiez pour de mauvaises raisons, les véritables n'étant que des résidus des créations de jeunesse. 7/04/05
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