CINÉMATOGRAPHE 

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Jean RENOIR
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La Nuit du carrefour (générique) Fr. N&B 1932 75' ; R. J. Renoir, d'après Simenon ; Ph. Marcel Lucien, Georges Asselin ; Cadr. Paul Fabian, Claude Renoir Jr. ; Mont. Marguerite Houlle ; Déc. William Aguet, Jean Castanier ; Son Joseph de Bretagne ; Pr. Europa Film ; Tournage janvier-février 1932 (à Bouffémont, au croisement des Nationales 1 et 309 pour les extérieurs) ; Int. Pierre Renoir (Maigret), Georges Térof (Lucas), Winna Winfried (Else Ansersen), Georges Koudria (Carl), Jean Gehret (Michonnet), Jean Mitry (Arsène).

   À cinquante kilomètres de Paris, au carrefour d'Avrainville formé de trois maisons et d'une station-service, Maigret enquête sur le cadavre du diamantaire Goldberg, qui gisait dans la
voiture d'un voisin retrouvée chez le décorateur Carl Andersen, un aristocrate danois déclassé. L'épouse de la victime accourue en hâte est abattue d'une balle de carabine. Après avoir suspecté Andersen, le commissaire découvre qu'Else, sa sœur, est en réalité une compatriote de mauvaise vie que cette grande âme a souhaité réhabiliter. C'est elle qui a attiré Goldberg pour le compte de trafiquants dont font partie les occupants des deux autres maisons. Ceux-ci, qui bénéficiaient des bons offices de la jeune fille à la faveur du véronal administré au "frère" avant les visites, ont tenté de l'empoisonner puis de l'étrangler pour se couvrir. Ils ont voulu aussi se débarrasser du gênant Danois, qui reste grièvement blessé. Maigret arrête toute la bande, ce qui n'empêche avec Else un comportement de père incestueux.

   Que l'intrigue soit d'autant plus compliquée que deux bobines se sont perdues (d'après l'autobiographie de Renoir, Ma vie et mes films, Flammarion), n'a aucune espèce d'importance tant il est vrai que l'essentiel tient dans un climat particulier. Il s'agit moins du style et de l'univers de Simenon (à qui dit-on le film déplut) que de la mise en œuvre cinématographique d'une expérimentation du vrai par laquelle, sous un regard détaché de tout a priori cognitif, adviennent des comportements absurdes à force de gratuité apparente, dans un décor où se jouent à la fois le concert incessant des moteurs hors-champ et le spectacle d'une campagne hivernale saturée d'humidité et battue des vents, source d'effets suggestifs : "J'entendais subordonner l'intrigue à l'atmosphère" écrit en effet Renoir dans son autobiographie.
   Tout l'art du film consiste à savoir placer l'accent là où on ne l'attend pas. Monté en parallèle avec le déroulement de l'interrogatoire au Quai des Orfèvres, le plan du kiosque à journaux où s'affichent les dernières nouvelles, est (symboliquement) décadré vers la bouche
d'égout percée sous le trottoir. Ou bien, le ballet des véhicules autour du carrefour en accentue l'isolement, paradoxe qui convient au genre : c'est dans la foule humaine que le malfrat à la fois se cache et trouve la source de ses revenus. Le repaire n'est pas la maison à demi en ruines pleine encore des vestiges d'un faste perdu et traversée de vents coulis du noble déchu comme le voudrait la mythologie du spectacle, mais un carrefour, c'est-à-dire le lieu le plus public qui soit. Ce genre de cachette, que Perec eût dit "infra-ordinaire", située sous nos yeux pour peu que l'on pense à soulever le bon coin du réel, est particulièrement propice au cinéma, qui mobilise le mieux ses ressources en évitant les accessoires ad hoc (un lieu retiré, montagnard ou forestier, le malfaiteur furtif enveloppé d'un grand manteau couleur de muraille, etc.) "Une station de métro peut devenir aussi mystérieuse qu'un château hanté" notait encore Renoir.
   Mais cela implique que l'impression de réalité ne laisse aucune place au doute. Il faut croire à l'authenticité des apparences pour consentir à la magie du récit. Ainsi les personnages sont-ils socialement caractérisés par leurs préjugés populistes anti-étrangers : on bouffe du Danois. Ces signes avant-coureurs de la Collaboration, tenant du témoignage historique, ont beau toucher une réalité, on ne doit pas occulter le fait que le vrai au cinéma n'est pas le vraisemblable mais l'instabilité de l'instant. La relation entre Maigret et Else est de cet ordre parce qu'elle ne correspond à aucun code connu. Else, au comportement des plus provocants, ne cesse de câliner le commissaire, qui se laisse faire au point que l'on s'attend à tout moment à cette
impossibilité structurelle : le commissaire Maigret ayant des relations sexuelles avec une personne moralement douteuse.
   Ce qui permet cette liberté de la coexistence d'une chose et de son contraire est le clivage. Il y a d'un côté le Maigret flirtant avec Else et de l'autre le Maigret commissaire. Ils n'ont rien de commun. La totalité de l'action est de cette veine, touchant à l'étrangeté constitutive du réel : un
individu en équilibre sur un pied observe vers la caméra hors-cadre une moto s'éloignant hors-champ. Le garagiste jouant de l'accordéon, son épouse étant au premier plan, immobile, regard fixe, s'entretient avec Maigret qui surveille le fond plus éclairé en profondeur de champ où vient de disparaître le mécano. Ce sont en général des plans fixes sans dialogue ni musique, que remplace avantageusement un riche univers de sons hors-champ, qui provoquent cette sensation d'un réel incommensurable, plus vrai que celui qu'on a dans la tête... Les acteurs ne jouent pas. Ils témoignent essentiellement de l'étrangeté fondamentale du spectacle de l'homme. Le médecin ne ressemble pas à un médecin mais au fêtard à chapeau-claque, tout abruti d'avoir été interrompu en pleine nuit d'orgie.
   L'art est là, dans cette aptitude à restituer la grande cacophonie humaine, sans se soucier de la bienséance dictée par l'attente téléguidée du public. 7/12/04 Retour titres