CINÉMATOGRAPHE 

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Shādī 'ABD AS-SALĀM
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La Momie (Al-Mumiya) Egy. VO 1969 couleur 100' ; R. S. 'Abd as-Salām ; Sc. S. 'Abd as-Salām ; Ph. Abdel Aziz Fahmy ; Mont. Kaml Abou El Elia ; M. Mario Nascimbene ; Pr. General Egyptian Cinema Organisation Merchant Ivory Productions ; Int. Ahmed Marei (Wannis), Ahmad Hegazi (son frère), Zouzou Hamdy El-Hakim (sa mère), Mohamed Khairi (Ahmad Kamal, l'archéologue), Nadia Lutfi (Zeena), Mohamed Morsched (l'inconnu), Mohamed Nabin (Mourad), Shafik Noureddin (Ayoub, le marchand), Ahmad Anan (Badawi, l'officier), Gaby Karraz (Maspero).  

  Depuis des siècles en Egypte, la tribu montagnarde de Hurabat pille des tombes dont on ignore la position. En 1881 l'égyptologue français Maspero produit le fac-similé d'un papyrus provenant des pillages et qui indique une dynastie dont les traces archéologiques sont perdues. Quelqu'un connaît donc l'emplacement des tombes, dont on apprendra qu'elles ont été déplacées trois mille ans auparavant en raison de pillages précoces. L'archéologue Kamal est délégué à Thèbes pour découvrir qui, soutenu par les gardes de la montagne que commande l'officier Badawi.
   À la mort de Salim, le chef de la tribu, ses deux fils renoncent au pillage. Celui qui l'affiche d'emblée est maudit par sa mère puis assassiné sur ordre de l'oncle dominant. L
'autre, Wannis, qui croyait comme son frère les objets antiques trouvés dans la montagne, se sent humilié d'avoir à se cacher pour accéder à l'emplacement secret, puis il est choqué par la violente profanation des sépultures dont il est initié en héritage, ébranlé par l'insolence de son frère traitant ses oncles de chacals, outré par les trahisons intestines et la prostitution comme monnaie d'échange ; pire, traumatisé par l'assassinat du frère dont il ne s'est pas montré solidaire. Ce dernier était un théoricien qui prônait la volonté ("se souvenir affaiblit la volonté" lance-t-il à Wannis), ce qui lui a coûté la vie, Alors que Wannis accomplit une longue traversée du désert ("Un désert que je dois traverser seul."), un apprentissage au moyen de la mémoire et du sentiment, qui redonnent vie aux objets à ses yeux. Car si la volonté selon lui consiste à "oublier ce qui fut hier vérité", elle est stérile.  
   
Cela l'amènera à collaborer avec Kamal qui retrouve, grâce à lui, les sarcophages et les fait transporter au musée. Sur leur passage au lever du jour, nul ne s'y oppose, voire un certain respect entoure la procession des quarante sarcophages (allusion aux quarante voleurs des Mille et une nuits) de la montagne au Nil, La tribu elle-même s'avère déjà divisée. "Attaque-les !" dit l'oncle à un parent qui répond "Les morts ? était-ce là notre vie ?" Reste un Wannis déchiré, solitaire, qui a tout perdu, sacrifié à la grandiose résurrection.  

   Véritable poème sur la valeur spirituelle du passé historique des grands ancêtres et de sa reconnaissance, à l'encontre de la marchandisation des vestiges, fondée sur le déni de l'identité des morts : "Ceux que tu appelles morts ne sont que poussière ou bois vieux de milliers d'années" est-il rétorqué au frère révolté de Wannis. Le film s'inaugure par la lecture d'un passage du Livre des Morts enjoignant aux vivants de se remémorer les noms, car perdre son nom, c'est perdre son identité. Sachant déchiffrer les inscriptions anciennes,
l'égyptologue est un agent de la remémoration. La crise de la tribu de Hurabat provient des forces neuves constituées par les fils à la mort du patriarche, dont ils ne reconnaissent plus les valeurs, sources de barbarie. Wannis doit affronter l'intraitable mafia de ces vieillards chenus à bâton que sont ses oncles. Tandis que Mourad, l'ancien assistant du marchand Ayoub, qui écoule les trésors pillés, est une sorte d'homme d'affaires, visiblement proxénète et protègeant ses intérêts en louvoyant entre les opportunités. C'est pourquoi il supplie Wannis de ne pas prendre contact avec les archéologues. Il représente une race qui s'adapte et ne périra pas. Et Ayoub, qui exploitait la tribu, trouvera d'autres pigeons. Ce qui grandit l'acte gratuit d'un Wannis sacrifié à la réhabilitation des morts.
   Poème, et non récit, d'une aventure intérieure, qui ne saurait se contenter d'une logique des actions. Le plan-séquence répond à cette attente à se frayer aveuglément un chemin étroit dans une nébuleuse spirituelle qui tente de se trouver une forme. Le décor n'a pas d'âge. Vêtus de façon uniforme en mages intemporels sous éclairage naturel, les membres de la tribu vivent entre des murs monumentaux à-demi ruinés. Les personnages se confondent avec les statues. On ne sait jamais où va la caméra, découvrant au fur et à mesure des bribes de faits singuliers dont le sens est différé. Ou par singularité absolue sont renvoyés à eux-mêmes comme ces deux cousins de Wannis et de son frère, traîtres aux lois de la tribu par cupidité, présentés comme des musiciens installés chez Mourad avec leurs instruments.  
   En revanche Kamal croise Wannis à plusieurs reprises avant la rencontre décisive. "Il a un étrange regard, comme une statue qui revient à la vie" confie-t-il à Badawi, énonçant l'enjeu qui sous-tend toute l'action.
Dans la séquence suivante parmi des statues, un inconnu avec qui il fraternise fait remarquer à Wannis que celles-ci n'ont pas de visage. Lequel répond, avant que la caméra ne cadre une tête séparée, tombée à terre, "mais voici un visage aussi grand qu'un homme". Homme-visage c'est-à-dire visage prenant identité. Wannis est cadré sous le même angle que les statues alentour. Assommé sur la rive par les gardes de corps d'Ayoub à qui il voulait reprendre le bijou antique arraché sous ses yeux par l'oncle à la momie, le corps réduit à deux dimensions par une simple djellaba étalée sur le sable, il devient fresque antique sur pierre. À l'inconnu qui, ayant travaillé pour les archéologues a été sauvagement battu par la tribu et lui parle des fouilles, il finira par avouer : "tu m'en as dit assez. Tu as fait en sorte que les pierres semblent vivantes à mes yeux".
   Le montage, de même, fait se succéder des plans de façon hétérogène, construisant des labyrinthes ou des suites non téléologiques. Point de raccord
autres que sonore et un regard hors-champ du frère de Wannis, entre la salle où ce dernier est en conflit mortel avec les oncles puis la mère, et l'escalier où se tient silencieusement Wannis. "Wannis, pourquoi es-tu toujours évasif ?" interroge son frère en le découvrant. C'est qu'il faut à Wannis conserver le juste écart pour trouver sa voie propre. L'action est donc une suite de singularités incompréhensibles prenant sens rétrospectivement. Un raccord dans l'axe de deux événements totalement indépendants, comme celui de Wannis quittant son frère, qu'il ne reverra pas, et de l'inconnu sur le point d'être bastonné, induit un lien qu'on peut qualifier de poétique, en rapport avec un enjeu profond, qu'on ne saurait réduire à une suite séquentielle. 
   En huit plans, la séquence de l'assassinat est à elle seule un chef-d'œuvre. Petit bijou clos sur lui-même tout en étant nécessaire au tout. On distingue deux plans plus longs (21 et 11 s.) encadrant six plans brefs (de 2 à 6 s.) correspondant au plus vif de l'action. La bande sonore combine le souffle du vent avec une espèce de bourdonnement d'essaim en point d'orgue. On réalise au fur et à mesure que le frère de Wannis va s'embarquer sur le Nil pour fuir le milieu familial délétère après avoir été maudit par sa mère. 1) Un plan séquence qui commence en gros plans profil sur le personnage - que rien encore ne permet d'identifier - marchant d'un pas vif, s'élargit cadré dos par un panoramique jusqu'au plan d'ensemble cadrant fixe le personnage qui se met à courir vers une dune derrière laquelle émerge la voile bleue inclinée d'une felouque amarrée. Il gravit le monticule puis amorce la descente sur l'autre versant (21s.). Cut. 2) Gros plan sur l'empreinte au pochoire d'une paire de mains
opposées côté paume, sur la coque d'un bateau immobile mais d'assiette instable, flot ou caméra ? (4s.). Cut. 3) Plan de la rive vue du fleuve, où dans la moitié gauche du cadre un observateur debout, face, masqué en bâillon et appuyé sur son bâton, observe en direction d'un personnage cadré dos, serré épaules à l'avant-plan et tenant un bâton. Ce dernier tourne la tête en direction de l'individu en face en se déplaçant de droite à gauche, à moins que ce soit l'autre de gauche à droite, bateau ou caméra. (5 s.). Cut.  4) En contre-plongée face, deux personnages penchés masqués en bâillon se redressent recadrés poitrine. (2 s.). Cut. 5) Le frère face, serré poitrine, muni d'un bâton. Bien que le bâton ne soit pas le même (faux-raccord d'inattention ?), ce ne peut être que le même personnage que celui de dos à l'avant-plan du plan 3. Derrière lui se glisse une silhouette noire tête hors-champ. Il se retourne soudain puis se redresse. Un deuxième masque entre dans le champ gauche-cadre, lui saisit par la bouche la tête qu'il tire en arrière et plonge un poignard dans son abdomen (4s.). Cut. Plan d'ensemble instable de la rive où se tient toujours l'observateur, attentif (6 s.). Cut. Petit plan séquence, la caméra passant serré de la main inerte de la victime au basculement en s'élargissant par panoramique bas-haut accompagnant la plongée du corps dans le fleuve. (4s.). Cut. Fin du bourdonnement. On n'entend plus que le craquement de la coque de bois et le souffle du vent. Plan serré sur la coque du bateau qui passe de proue à poupe et sort du champ laissant vide la surface du fleuve. La sirène off du vapeur fait la transition avec la séquence suivante, la rencontre de l'inconnu (11 s.). Les ellipses, surtout celles de l'embarquement et de la levée d'ancre, concentrent l'action sur la tragédie de la  fulgurante éradication d'une vie.  
   La musique auxiliaire, avec des moyens électroniques, est constituée de plusieurs couches sonores inaccomplies et mal ajustées figurant un temps composite, où le passé s'entrevoit à travers les strates. Mêlé d'un grondement indistinct en point d'orgue le souffle du vent semble alors l'appel obsédant d'ombres erratiques
. Les protagonistes baignent dans un monde sonore brut donnant la mesure de la tâche à accomplir, faire émerger le passé dans le présent vivant. Tel geste du frère révolté semble chargé des sourdes rumeurs off qui l'accompagnent comme le poids surhumain de son enjeu. La sirène du vapeur des archéologues fraye dans cet espace sonore indécis une ligne d'opportunité.  
   Le Nil offre la fluidité idéale de l'indétermination où coexistent des antagonismes. Au bateau moderne des chercheurs s'opposent les voiles des trafiquants. 
"Un autre Salim viendra," répond le trafiquant Ayoub à celui qui lui annonce la mort de Salim, le chef de la tribu. Après avoir arpenté le pont de sa dahabieh, sorte de grande felouque, il répète cette phrase pendant que passe à l'arrière-plan une voile inclinée de felouque. Sur celle des assassins, la figure à flanc de proue des paumes affrontées en ailes de papillon, signe équivoque de deux mains coupées de voleur, marque d'infamie l'assassinat du frère. Les occupants de la felouque sont des mercenaires commandités par l'oncle. D'infimes détails ultérieurs l'indiquent : un messager glisse un mot à l'oreille de ce dernier qui le répète à un autre oncle. Lequel remarque : "Nous devons surveiller Wannis. C'est le seul qui connaisse le secret". L'émotion est toute dans la structure elliptique.
   L'essentiel, en bref, c'est l'artifice filmique. Ce qui fait la différence avec la simple représentation audio-visuelle de ce qui est censé se produire dans la vie en gommant le simulacre. Ici, au contraire, la réalité extérieure et son médium filmique sont à égalité. Point n'est besoin de raccords cognitifs comme dénégation du procédé. Que ce soient des événements filmiques, sans distinction de statut, qui se juxtaposent et se combinent. Une dune ou une djellaba sont des volets. Les trois agresseurs de l'inconnu prennent brutalement force de s'ordonner au cadre, un à chaque bord latéral, un troisième à l'arrière-plan. Puis les deux premiers s'avancent vers l'inconnu en se rapprochant l'un de l'autre, en un volet qui aveugle momentanément le champ. Suivent les coups puis la chute de la victime ouvrant le volet en le traversant. Que Mourad - comique quiescent d'écriture - souhaite une conversation privée, plutôt que de se retirer à l'écart avec son interlocuteur, il fait sortir du champ les deux femmes qui l'accompagnent. 
   Au même niveau également sont le montage et les éléments de l'image quant au rythme. Tout changement, même infinitésimal, qu'il soit d'ordre technique ou représentationnel. Un changement de plan, mais aussi un son, un cavalier qui passe, une lampe se déplaçant au loin, la badine de Badawi se frappant le flanc en cadence alors que Wannis gravit la passerelle du vapeur. Mais la réalité se fait elle-même artifice quand un élément de l'image se reconfigure en transgressant la vraisemblance. C'est ainsi que la lanterne des archéologues éclairant les sarcophages prend l'apparence d'une vivante 
tête de mort .  
   Tout ce qu'il faut pour être sifflé à Cannes...
16/01/18
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