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Akira KUROSAWA
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La Forteresse cachée (Kakushi toride no san-akunin) Jap. VO N&B 35mm TohoScope 1958 126' (version d'exportation) ; R., Mont. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Hideo Oguni, Ryuzo Kikushima, Shinobu Hashimoto ; Ph. Ichio Yamazaki ; Déc. Yoshiro Muraki, Kobei Ezaki ; Son Fumio Yanoguchi ; M. Masaru Sato ; Pr. A. Kurosawa, Masumu Fujimoto/Toho ; Int. Toshiro Mifune (Général Rokurota Makabe), Misa Uehara (princesse Yuki Akisuki), Takashi Shimura (le grand ancien, vassal de la princesse), Susumu Fujita (général Tadokoro Hyoe, Eiko Miyoshi (une suivante), Minoru Chiaki (Tahei), Kamatari Fujiwara (Matashichi).

   Tahei et Matashichi, deux cocasses paysans ayant de justesse
échappé aux massacres des guerres civiles du XVIe siècle, sont utilisés par le général Rokurota Makabe pour assurer, avec le transport du trésor du clan des Akizuki, la fuite de la princesse Yuki, dont la tête est mise à prix par le clan des Yamana. Rokurota porte un nom tellement légendaire que les deux pantins le prennent pour un filou, ce qui le divertit fort. Il les entraîne sur la montagne dans une forteresse cachée qui abrite la tête du clan, faisant passer la princesse pour une épouse muette.
   Mais le refuge n'est plus guère sûr. Grâce à un
plan génial jailli des deux cerveaux débiles, la princesse, le général, Tahei et Matashichi tentent de gagner le territoire allié des Hayakama, munis de l'or dont la charge dissimulée dans des fagots est répartie entre les hommes et trois chevaux. Mais, espérant filer avec le magot, les coquins compliquent grandement la tâche. Pour passer le contrôle douanier des Yamana, Rokurota imagine de soumettre une barre d'or frappée de l'emblème Akizuki à l'examen des autorités, puis de feindre vouloir la récupérer pour qu'on les chasse. La ruse réussit et ils se perdent dans la foule avant la diffusion de leur signalement. En passant dans une auberge ils sont contraints de vendre un cheval, alezan trop beau pour le bât, à un samouraï qui le convoitait. De plus, la princesse exige que l'on rachète une femme de son clan vendue comme prostituée.
   Grâce à ces hasards, ils ne répondent plus au signalement diffusé : les deux autres chevaux vendus, ils ont fait l'acquisition d'une charrette à laquelle sont
attelés les deux zigotos, et il y a une voyageuse supplémentaire. Néanmoins quatre cavaliers à la recherche de la princesse entendent les soumettre à un contrôle. Rokurota en sabre deux sur le champ, s'empare d'une monture et se lance à la poursuite des deux autres pour les faire taire définitivement. Mais, entraîné par son élan, il se retrouve en plein camp ennemi où il est immédiatement reconnu par le général Tadokoro Hyoe qui, en riant, dit regretter ne jamais avoir croisé son prestigieux adversaire sur un champ de bataille.
   Au milieu de l'armée yamana, les deux généraux se livrent un combat à la lance que Rokurota remporte en épargnant la vie de Tadokoro, qui en reste profondément humilié. Le vainqueur repart sans encombre. Les autorités organisent une Fête du feu pour inciter les fugitifs à se fondre dans le cortège des participants, tous chargés de bois coupé. Pendant que Rokurota est en reconnaissance, les deux compères, pour s'emparer de l'or, tombent dans le traquenard et y entraînent la princesse, contrainte de les accompagner pour surveiller le trésor nécessaire à la reconstruction de son clan. Cependant ils refusent de jeter leurs fagots au feu. Rokurota reparaissant les y force afin d'écarter les soupçons. Le lendemain matin ils récupèrent ce qu'ils peuvent dans les cendres avant de reprendre la route au plus vite. Mais les deux incorrigibles y retournant par avidité sont surpris par deux soldats qui se lancent à leur poursuite. Rokurota capture ces derniers pour les utiliser comme portefaix. En tentant de s'évader, ils essuient les tirs d'arquebuse de l'armée sur leurs talons. Les deux polissons décident alors d'aller dénoncer la princesse et le général, mais ceux-ci ainsi que la fille sont déjà faits prisonniers. La princesse doit être décapitée.
   Heureusement, Tadokoro, qui, outre sa dette, éprouve de l'amitié pour Rokurota, sauve le trésor, les délivre et, invité par la princesse, prend la fuite avec eux. Son fief retrouvé et bien qu'elle sache à quoi s'en tenir, celle-ci, flanquée des deux généraux, accueille du haut de son 
trône la paire de fripouilles, qu'elle récompense par un morceau d'or, s'excusant de ne pouvoir disposer du trésor du clan.

   Conte épique donc, où l'aventure chevaleresque s'enlève sur fond de farce : ce sont les deux paysans qui inaugurent et clôturent le récit. Épique d'abord parce les héros sont immunisés contre l'échec et les adversaires, qui sont un fait de structure avant d'être des représentations humaines, conformément au genre de l'épopée dont le rôle fondateur néglige l'illusion réaliste en faveur des figures du destin. Les deux paysans sont des personnages secondaires tellement nécessaires à l'intrigue, que le grand Rokurota se les attache, alors qu'ils sont plus nuisibles qu'utiles au clan. Il en résulte un phénomène de dissociation.
   Autrement dit, sérieux et burlesque coexistent comme deux univers dont l'absolu parallélisme garantit le caractère intouchable, sacré, du premier, autre propriété épique. Ce principe de la coprésence des faits en dehors de toute interdépendance causale se retrouve dans la façon dont le récit est propulsé par des événements fortuits. C'est parce que les branches - appât probable semé par Rokurota - ramassées pour cuire le riz ne s'enflamment pas que les deux gaffeurs impénitents découvrent l'or dissimulé à l'intérieur. C'est la vente forcée de l'alezan et le rachat de la fille qui rend les fugitifs provisoirement méconnaissables aux yeux ennemis. C'est l'évasion fatale des deux soldats qui révèle la présence de l'armée à leurs trousses, etc.
   Une même logique de la rupture définit un espace qui s'apparente au merveilleux, lorsque l'on passe sans transition ni vraisemblance de la montagne aride et stérile à la source environnée d'une forêt luxuriante, bruissant de chants d'oiseaux, après que le doigt de Rokurota eût désigné le
hors champ, comme si le récit soulignait le montage au lieu de le masquer. Le passage secret qu'emprunte Rokurota pour accéder à la forteresse en laissant les histrions s'échiner inutilement sur une pente aride et glissante n'est-il pas, du reste, une figure malicieuse de l'ellipse de montage ?
   Les personnages sont en outre des types plutôt que des êtres
divers et ondoyants. Il est impossible qu'ils perdent la vie : leur survie sous la mitraille vers la fin est totalement invraisemblable, de même que le fait qu'ils circulent au sein des villes ennemies sans être jamais démasqués. Comme le portefaix des Hommes qui marchent sur la queue du tigre, la princesse, qui feint le mutisme congénital pour dissimuler le ton princier mais ne peut déguiser son physique, paraît miraculeusement invisible dans les situations les plus voyantes, à l'auberge à la Fête du feu ou aux contrôles militaires. Sans revenir par ailleurs sur l'évident intérêt fonctionnel de nos deux bouffons, notons que la princesse est une parfaite figure altière, posant continuellement avec sa badine sans paraître un mauvais cliché parce qu'inscrite dans un système, porteuse d'une valeur interne, qui ne cesse de s'affirmer, par exemple dans des contre-plongées sur fond céleste.
   Ce qui n'exclut pas l'expression en filigrane d'une vulnérabilité, figurée par le parallélisme cheval/femme. L'association du rachat de la prostituée et de la vente de l'alezan souligne le danger pour la princesse de devenir elle-même une marchandise, ce que confirme subtilement la combinaison des silhouettes de la jeune femme et d'un
cheval.
   Les généraux sont des géants dont le combat est amplifié par le cercle des soldats en amorce s'élargissant hors champ et réagissant d'une seule masse visuelle et sonore au moindre battement de cil des
combattants. Les chorus martiaux de la musique de renfort sont une amplification supplémentaire appartenant au registre épique par un décalage contraire au pathos. Ailleurs, l'amplification repose sur une figure comme la répétition. Ainsi la poursuite à cheval se décompose en plusieurs plans successifs ou alternés avec des répétitions : gros plans sur les pattes des chevaux et plan moyen du cavalier en plein élan. Souligné par une musique de charge, le panoramique tangentiel à la trajectoire rectiligne de la course donne en outre un caractère indéterminé amplificateur en entrée et sortie de champ.
   La force de l'image tient en général à ses propriétés figurales. C'est ce fond de branches
entrelacées qui anticipe la prise prochaine de la princesse, ou bien le jeu des arbres du décor qui semble multiplier le nombre de ses poursuivants.
   Tout le film se ramène finalement à une haute épreuve initiatique devant assurer l'accomplissement de la tâche sacrée. L'odyssée de la princesse a deux fonctions : survivre et se forger un caractère de souveraine, pour refonder le clan. En frayant avec le peuple et la guerre, elle s'humanise, et c'est pourquoi elle pardonne aux deux clowns, qui sont restés, eux, des enfants qu'elle gronde d'un ton maternel : "et ne vous disputez pas !"
   La sagesse acquise par les épreuves, voilà un thème éminemment Kurosawien, ici traité sur un mode particulier. Ce qui est fascinant, c'est cette capacité de l'auteur à se renouveler tout en restant fondamentalement le même. 29/05/04
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