CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


RENCONTRE
avec Daniel Weyl à propos de ses deux ouvrages : Écriture et représentation  (Éd. L'harmattan, "Ouverture philosophique", 2018) et Dictionnaire de langue molle (Éd. Ressouvenances, 2019)

Librairie Kléber, Strasbourg, 18/02/2020

 


Présentation

     Ces deux ouvrages, tentent, à la lumière de la pensée du moléculaire de Deleuze-Guattari et avec l’aide de la linguistique de Hjelmslev, de retravailler le concept d’écriture élaboré par Derrida. Ecriture et représentation, par la théorie, le Dictionnaire de langue molle, qui lui est complémentaire, par le recensement, partiel car elles sont en nombre infini, des aberrations linguistiques ordinaires et naturelles qui relèvent selon moi de la problématique.

Parole/écriture

     Selon Derrida La parole renvoie à autre chose qu’elle-même, la présence de celui qui parle et le monde où il s’inscrit. En disant « Chaque semaine elle rend visite au dromadaire » : je décris une action où un "je" implicite est présent comme témoin. La phrase est, de plus, réglée par le logos, une logique qui me permet de décrire le monde et d’avoir prise sur lui. D’où « logocentrisme ». Le sujet implicite qui permet d’unifier intégralement l’énoncé et ce à quoi il renvoie est dit sujet transcendantal. La parole procède donc du logos à travers un ego transcendantal (je).
Or, on considère toujours l’écriture en tant que dérivée de la parole, alors qu’elle est, elle, indépendante de ce à quoi elle renvoie. Par ex. dans « Elle rend une visite hebdomadaire au dromadaire. » Les deux derniers termes renvoient l’un à l’autre pour d’autres raisons que dénotatives et transcendantales. Dans l’écriture donc, les termes renvoient les uns aux autres (différence), de sorte que la résolution du sens est toujours différée, d’où la fameuse différance. La hiérarchie parole/écriture censure le jeu de la différance au profit d’une illusion de maîtrise relevant de ce que Derrida nomme la métaphysique occidentale qui porte à envisager toute chose sous le prisme d’un rapport de pouvoir. Il s’agit de déconstruire tout cela.

Écriture/parole

     Déconstruire le couple oppositionnel métaphysique en renversant la hiérarchie ; non pas pour établir une nouvelle hiérarchie mais pour déplacer le champ de réflexion. Le renversement n’est qu’un moment de la déconstruction.

Expérimentation par Derrida de l'écriture

     Derrida s’emploie à mettre en scène la neutralisation du logos par ce renversement, dans des exercices d’écriture dont le plus beau fleuron est Glas (1974). Il y met en scène le jeu de la différance, notamment en usant de vocables ou d’expressions ambigus, dont la lecture est indécidable. « Tombe » est à la fois substantif et verbe, « cavalier » substantif et épithète. Ils sont susceptibles de se combiner de deux façons différentes au moins, sans que le texte permette de décider laquelle. Le texte est, de plus, distribué sur deux colonnes mettant en regard deux commentaires : à gauche Hegel, à droite Genet, sans nullement les unifier par un discours comparatif mais en laissant libre le saut d’une déconstruction du discours philosophique par le poétique, sans le surplomb d’un sujet transcendantal qui aurait le dernier mot.

Examen critique

     Or je suis amené à constater que plus vous tentez d’esquiver le sujet transcendantal et son logos, plus vous les renforcez. Dans Glas, les colonnes sont, du reste, arrangées de manière à se répondre subrepticement en écho (ex. côté Genet « les poux », côté Hegel « le mari »). L’indécidable délibéré se ramène finalement, me semble-t-il, à un manifeste contre le pouvoir de la parole. On n’est pas vraiment sorti d’une linguistique du mot (lexicalisme). Celle-ci hypothèque la linguistique de Saussure, qui fut pourtant le premier à théoriser la différence et désacraliser la fonction du sujet.
Alors, peut-on vraiment dissocier l’expression du contenu pour faire jouer à plein la différance, et donc le mouvement de l’écriture ?

Élargissement de la question de l'écriture

     En réponse je médite une rencontre « livingstonnienne en terre sauvage » de la pensée de l’écriture avec celle, moléculaire, de Deleuze-Guattari. Le moléculaire, processus sublogique du langage, « qui ne peut être que senti », ne ressemble absolument pas à l’intelligible molaire. Mais là encore il faut aborder avec prudence Deleuze et Guattari, qui s’en tiennent encore à ce que la représentation fait sentir dans le texte littéraire. Les segments supposés moléculaires qu’ils isolent tels que « tête penchée » ou « tintement de cloche » dans un texte de Kafka ou de Carroll sont d’ordre thématique et intelligible. Il faut donc aller plus loin de part et d’autre, faire pleinement droit à une logique moléculaire qui permette d’élargir le concept d’écriture.

Enjeu affectuel, logique moléculaire et glossématique

     L’état moléculaire du langage je le rencontre en effet dans les aberrations du discours qui résultent d’un fort enjeu affectif. Il peut se penser à partir du modèle glossématique du linguiste Hjelmslev, selon lequel le plan de l’expression et celui du contenu "doivent être non conformes l’un à l’autre". Pour le vérifier on fait varier l’un des plans et l’on observe ce qui se produit sur l’autre. Un glissement du plan de l’expression, qui est très labile parce qu’il procède de la ressemblance, peut entraîner un basculement total de contenu comme dans hebdomadaire/dromadaire. Mais le glissement peut procéder d’une confusion de contenu comme pour « cor anglais » qui vient soit de cor anglé (forme coudée), soit de l’allemand «Engellisches » corrigé en « englishes ». On dira par procuration que la poésie consiste à jouer ainsi sur les deux plans. Ainsi hebdomadaire/dromadaire est-il plus motivé qu’on ne croit. (heb-/herbivore, do-/dos, -domadaire/dromadaire, hebdomadaire/cycle lent de la caravane).
La loi de transformation repose sur les proximités articulatoires au niveau de l’expression (p/b/m ; t/d/n ; b/d/gu/ ; f/s/z/j ; f/v : k/gu ; l/r) et au plan du du contenu sur les associations (analogie, contiguïté, antonymie, collocation).

     On peut distinguer cinq cas d’aberrations naturelles :
1. L’apprentissage de la langue maternelle. (désir de progression) 2. L'aptonyme ou patronyme prédestiné (désir de mandat familial ou d’appropriation du nom du père). 3. Le lapsus (désir de contourner la censure) 4. Barbarisme et dysorthographie (désir de masquer l’ignorance par un autre savoir), et de façon tout à fait radicale : 5. le discours poétique (totalement conditionné par l’affectif antinomique à la représentation) (on pourrait y ajouter le risible, la mémoire, l'humour et le rêve, mais il faut faire court)

1 Langue maternelle (Yinyin, 22 mois).

À l'âge de vingt-deux mois, Rodolphe usait du seul mot dita « guitare » pour désigner trois objets fétiches, la guitare, la raquette et le soufflet à attiser. Ici le symbolique procède de deux niveaux : a) L'usage d'une forme linguistique approchée due à des insuffisances articulatoires que compense une appréhension souple de la deuxième articulation (dita/guitare), témoignant déjà d’une certaine compétence phonologique. b) La prévalence sur l’identité logique du référent d’un rapprochement analogique (ressemblance entre eux des trois objets formés d’un corps plat arrondi prolongé par un manche) affectivement déterminé, admettant un référent multiple unifié sous un nom préférentiel.
  Il se dénommait lui-même Yinyin
, forme qui désignait en outre à la fois le coussin et le chien. Ici la rime constitue l’identité au plan de l’expression, et la parenté sensori-affectuelle entre le coussin, le chien et Yinyin comme image tendre de bébé que lui renvoie l’entourage assure l’identité au plan du référent. Ce qui confirme que l’identité de sujet n’est pas encore constituée, mais se rabat sur des prédicats communs à une pluralité d’objets, lesquels participent, du coup, de la gestation d’un sujet éclaté, en formation.

Plus tard, avec l’apparition de nouveaux enjeux affectifs, Yinyin devint Guizin, qui s'avéra enrichir la classe de la douceur, où « coussin » adoptait des contours plus précis ([gizC]/[kUsC]), et à quoi s’ajouta bientôt « chocolat Poulain ». Cependant Guizin subissait d'incessantes transformations pour intégrer les dernières recrues. Il se fit Bizin pour accueillir vraisemblablement bisous et « Petit Ours Brun » dont Rodolphe retenait les labiales initiales p et b et la rime, tandis que gouzi valait pour la souris et gazo, l'oiseau. Bientôt, rouzi désigna à la fois la souris et le sourire.

Yinyin (coussin, chien) > Guizin (coussin, chien) > bizin (coussin chien, bisous, Petit Ours brun) > gouzi (coussin, chien, bisous, Petit ours brun, souris) > gazo (coussin, chien, bisous, Petit ours brun, souris, oiseau) > rouzi (coussin, chien, bisous, Petit ours brun, oiseau, souris, sourire). (Les formes se déplacent pour recruter d’autres contenus de même tonalité affective)

2 Aptonyme.

ex. : Touffut, vétérinaire, (déplacement par contiguïté)

3 Lapsus. 

ex. : Touffut, vétérinaire, (déplacement par contiguïté)

4 Barbarisme et dysorthographie. 

ex. : Hélico presto/illico-presto (contiguïté), des colombes mobiles/colonnes mobiles (antonymie). être en sainte/enceinte (analogie), artichaud/artichaut (contiguïté).

5 Le poétique. 

La poésie peut pleinement jouer de la différance en dépassant le lexicalisme et la compétence d’un sujet transcendantal.
Sarrasine de Balzac, histoire d’un castrat apparaît comme totalement écrit sous la poussée inconsciente d’un bouillonnement moléculaire relatif au castrat (notamment l’orientalité des harems, entraînant Les Mille et une nuits, etc.)
- Le titre : Sarrasine =Asie, asile, race asine, raser, Sarrazin, Shéhérazade, Senesino.
- La phrase suivante :
« Le comte employait mille stratagèmes », est sous-tendue par conte-lampe-mille (et une nuits)- castrat
- Le poème de Ponge "Eclaircie en hiver" évoque DECLARATION DE GUERRE
Il est en effet sous-tendu, entre autre, par cette thématique molécularisée. Ainsi le segment :

Mais l’averse a laissé partout des souvenirs qui servent au beau temps de miroir
=mêlée-averse de balles-adversaire/laissé pour mort-séparer-dessous-soudards-servent au tombeau -botte-d’ennemi-t’endormir-mouroir

CONCLUSION

Ce qui devait être transitoire comme moment de la déconstruction, ce renversement à l’encontre de l’illusion de maîtrise et de son enjeu de pouvoir qui est au cœur de la métaphysique occidentale, s’avère révélateur des poussées moléculaires procédant de l’irreprésentable affectif, lequel est à l’origine de la forme idiomatique de la représentation quand elle est soumise à l'écriture. La différance ne cesse de travailler le logos. La langue elle-même ne cesse de se transformer. Comme le dit Derrida, il y a deux écritures. L’une, est l’avatar de la parole pleine, que l’autre, l’archi-écriture,  précède et conditionne tout en la démembrant en silence.