Robert
BRESSON Journal d'un
curé de campagne Fr. N&B 1950 117' ; R., Sc. R. Bresson
d'après le roman de Bernanos ; Ph. Léonce-Henry
Burel ; Déc. Pierre Charbonnier ; Cam. Robert Juillard ; Mont. Paulette Robert ; M. Jean-Jacques
Grünenwald ; Pr. Union
Générale Cinématographique (Robert
Sussfeld) ; Int. Claude Laydu (le
curé d'Ambricourt), Nicole Ladmiral (Chantal), Nicole Maurey
(Mlle Louise), Armand Guibert (le curé de Torcy),
Marie-Monique Arkell (la comtesse), Jean Riveyre (le comte), Antoine
Balpêtré (le docteur Delbende), Jean Danet
(Olivier), Martine Lemaire (Séraphita), Bernard Hubrenne
(Dufréty), Yvette Etiévant (la compagne de
Dufréty). Identifiées
à celles du Christ, les souffrances physiques du
curé d'Ambricourt tiennent en alerte son esprit, prompt
à esquiver les pièges malins. À l'exception
d'Olivier, les hommes d'Ambricourt sont incapables d'un sentiment
d'humanité. C'est
avec la souffrance des
femmes, seul objet offert à sa mission sacerdotale, que la
sienne propre communique et trouve au dehors le répondant
nécessaire à son itinéraire spirituel.
Adolescentes surtout, en apparence les pires, mais en fait seules
capables d'évoluer durablement. La comtesse ne survit pas
à son retour à Dieu. Quant à Melle Louise, trop
empêtrée dans les contradictions (c'est elle qui
envoie au curé la lettre anonyme lui enjoignant de filer),
elle quitte la scène du drame presque en même
temps que la comtesse. Séraphita prend le relais de l'image
de la sainte Vierge dans le délire du jeune curé
durant la grave crise où elle fait preuve de
véritable compassion, avec une naïveté
qui remettent à leur juste place les taquineries de la fillette pubère. Essuyant
à l'aide d'un linge le visage maculé de
vomissures vineuses, elle déclare y être
habituée "Oh là ! là !
C'était bien autre chose la semaine dernière
à la noce !" La comparaison est trop incongrue pour
n'être pas innocente. Mais celle qui, à l'encontre
des apparences, malgré la dureté des traits du
visage et le comportement hostile, est le plus proche du
curé, c'est Chantal. C'est elle qui revient le plus souvent
vers lui. Elle lui ressemble même, coiffée du
même béret et
toujours vêtue d'une simple robe noire. L'intuition
surnaturelle de la présence de la lettre indique une
parfaite proximité. Il la détruit sans la lire,
connaissant parfaitement son contenu : lui-même eut la
tentation du suicide. "Je réponds de vous âme pour
âme" lui assure-t-il, confirmant la fraternité
spirituelle.
Narrées
de concert par les pages du journal
à l'image et par la voix de l'auteur
énonçant ce qu'il est en train
d'écrire, ce sont les luttes morales que le jeune
curé d'Ambricourt en Artois, son premier poste, doit mener
contre les paroissiens et la hiérarchie pour pouvoir accomplir sa
mission spirituelle, malgré un épuisement
chronique dû à un estomac malade, ne
tolérant que le pain trempé dans du vin
sucré.
Son seul soutien visible est le curé de Torcy,
homme solide et réconfortant, qui semble pourtant avoir des
conceptions un peu trop pragmatiques pour le jeune prêtre
passionné de la Sainte Agonie. Un avare exige pour sa femme
un enterrement digne à un tarif ridicule. Le nouveau
curé a des difficultés avec sa
catéchumène Séraphita, qui le provoque
avec la complicité des autres fillettes : "vous avez de
beaux yeux", dit-elle, ce qui fait pouffer les autres,
embusquées derrière la porte. Mais le jour
où un grave malaise le terrasse dans la boue, c'est elle qui
prendra soin de lui et lavera des vomissures son visage.
Le Docteur Delbende, qui a diagnostiqué chez lui
une hérédité alcoolique et en qui il
pouvait voir un allié bien qu'ayant perdu la foi, se
suicide. Au château, le comte a pour maîtresse Melle Louise, l'institutrice de
sa fille Chantal, dont on veut se débarrasser. La comtesse
vivant dans le souvenir de son fils disparu accepte tout. En demandant
à Chantal de lui confier une lettre adressée
à son père, que par miracle il sait
être dans sa poche, le curé empêche un
acte irréparable de la jeune fille, qui hait Melle
Louise, ne
respecte plus son père et reproche à sa
mère sa lâcheté. Celle-ci n'a jamais
accepté la mort de son enfant. Le curé parvient
à la délivrer de sa haine de Dieu. Elle meurt
apaisée dans la nuit même après lui
avoir témoigné par lettre sa reconnaissance. On
accuse le curé d'avoir achevé son cœur
malade en la contrariant. Il se contente de rétorquer
qu'elle a trouvé la paix, sans mentionner la lettre. D'abord
bienveillant, le comte est maintenant tout à fait hostile.
À bout de forces à la suite
de plusieurs hémorragies, le curé d'Ambricourt se
résout à aller consulter à Lille. Sur
le chemin de la gare il est pris en croupe à motocyclette
par Olivier, cousin de Chantal et légionnaire avec qui il
sympathise. À Lille, le médecin diagnostique un cancer de
l'estomac. Le jeune curé rend visite à
Dufréty, camarade de séminaire
défroqué vivant en concubinage. Pris de malaise,
il se couche pour ne plus se relever. Le curé de Torcy
reçoit une lettre de Dufréty décrivant
l'agonie. Le dernier plan représente une simple croix noire
dressée sur fond gris doucement modulé en
lumière diffuse.
L'endurcissement des hommes, la mesquinerie
régnante, les intrigues des communautés et
l'alcool (fléau rattaché à cette
même société) qui le fait mourir sont les
épreuves et l'envers des étapes vers la
grâce de cet homme dont la foi constamment en sursi se
traduit par le caractère imprévisible de la
méditation et de l'action.
Il n'est pas seul cependant mais ses
véritables alliés sont aussi inattendus que le
cours de son cheminement intérieur. Non pas le
curé de Torcy, certes vrai bloc d'amour mais tout
extérieur : faire de l'ordre, prier, soigner sa
santé, ce ne sont que méthodes. D'ailleurs le
jour où le jeune curé a fortement besoin de sa présence son
protecteur s'est absenté pour une dizaine de jours.
La seule chose qui convienne à la foi véritable
n'est pas la méthode mais le principe : se remettre
constamment en cause. Renaissant donc toujours de ses cendres elle ne
saurait se conformer à nulle formule
préexistante.
De son côté, le curé est pareil à un enfant. Son maître de Torcy ne
cesse de le qualifier ainsi, ce que confirme l'image : le visage tout
poupin, le béret, la cape et le cahier sont ceux d'un écolier. Le moment passé
avec Olivier à chevaucher la moto le ramène
à une forme de bonheur enfantin tout à fait
contradictoire avec la gravité du personnage. Ce qui, au
vrai, les lie apparaît comme handicaps
complémentaires : aveugle et paralytique, suggère
la caméra en insistant sur le démarrage
où, avant de trouver l'équilibre, Olivier fait
avancer la moto en patinant des pieds. Le cadrage distant du véhicule
s'éloignant en se dandinant donne l'illusion du
curé juché sur le dos
du légionnaire ployant sous sa charge humaine.
L'état de faiblesse et d'enfance est aussi
nécessaire au destin de sainteté du
curé que la compassion éprouvée pour
ses sœurs de souffrance. Ce qui fait le vrai est le
caractère contradictoire des personnages : Olivier, le
légionnaire qui fait donc métier de tuer, autant
que le petit curé, alcoolique malgré lui.
Le montage elliptique par
enchaîné - marque de fabrique de Bresson -
s'inscrit dans le travail d'abolition du temps. La mort est toujours
déjà-là comme condition de la
grâce finale : un décès pousse l'autre.
Après l'enterrement de Delbende, alors que le
curé s'attarde un instant à la
portière de la voiture du curé de Torcy qui
démarre bientôt, la foule se dissipant, la tenture
funéraire du portail de l'église en
arrière-plan est décrochée,
pliée et rentrée. Associé à
un cadrage plus serré et à l'éclat
lumineux du visage, un claquement de porte semble retentir pour
l'âme du curé resté dernier sur la place.
En quittant la comtesse sur son lit de mort il croise,
garée devant le château, une automobile noire longue comme un corbillard. Au moyen d'un enchaîné
on le voit ensuite battre la tenture à larmes d'argent. Un
enchaîné analogique passe de celle-ci à
une chute de neige tandis que le curé rédige son
journal chez lui. Le même motif des larmes-neige est repris
sur des tapisseries murales, notamment au cours de la visite
précédant la crise secourue par
Séraphita. Il est clair qu'il s'associe aux larmes de la Sainte Agonie. Diverses
formes de tintement : carillons, clarines de pâturage ou
timbres avertisseurs de la gare sont aussi comme la reprise du glas de
l'enterrement.
Ce n'est qu'à partir du film suivant cependant que
Bresson a le cran d'assumer pleinement son langage propre. Fini la
démonstration musicale de renfort surimposant les variations
diverses de l'expression du drame là où le
dépouillement de l'image est au contraire le
véritable accumulateur d'émotion. Dans une rue
nocturne et déserte le curé chemine dos-caméra vers une trouée de
lumière au fond. La prise de vue a valeur d'accompagnement
spirituel. Mais un tintamarre musical en crescendo vient casser le
recueillement auquel invitait ce plan.
Fini également les intonations
stéréotypées de certains seconds
rôles (la compagne de Dufréty, une paroissienne
offrant une tasse de café au curé). On se prend
à désirer la fameuse voix blanche automatique si
décriée. Néanmoins Claude Laydu,
Nicole Ladmiral, Armand Guibert et Martine Lemaire sont
déjà admirablement bressoniens, nonobstant un
reste de scrupules qui fait de ces non-professionnels, tant soit peu
des comédiens malgré eux.
Un des secrets
du cinéma de Bresson cependant, il ne faut jamais l'oublier
dans
le débat sur la place de l'acteur, est le refus du filmage
anthropométrique. L'acteur n'est jamais qu'un
élément composant avec l'éclairage, le
cadrage, le
décor et les sons. Il est évident que les arbres
décharnés et la lumière hivernale sont
l'expression du monde intérieur du personnage, dont la
beauté de l'aventure spirituelle s'exprime dans certaines
compositions au moyen de l'angle et de la lumière, par
lesquelles dans tel plan fixe, pourtant absolument immobile dans un
décor misérable, le curé muni de
prolongements
diaphanes comme des ailes semble rayonner en tournoyant.
Nous devons également au travail filmique
l'impression d'être dans le monde de l'esprit. Lorsqu'en plan
général (type d'échelle
abandonné dans les films suivants), le curé se
précipite à travers le parc vers le
château au matin de la mort de la comtesse, il s'agit bien
moins du cadrage d'un château, que de la suggestion d'un
univers inextricable et sans limites, véritable champ de
la quête de Dieu. De même que les grilles plein cadre
en jouant avec le support traduisent le franchissement
des plans comme d'autant d'épreuves à surmonter.
En résumé une merveille, bien
qu'adultérée par un reste de concessions
surindicatoires héritées malgré soi du
cinéma dominant. 13/07/05 Retour titres