CINÉMATOGRAPHE 

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Christian PETZOLD
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    Jerichow All. VO 2008 93' ; R., Sc. C. Petzold ; Ph. Hans Fromm ; Mont. Bettina Böhler ; M. Stefan Will ; Pr. Schramm Film Koerner & Weber, Arte, BR ; Int. Nina Hoss (Laura), Benno Fürman (Thomas), Hilmi Sözer (Ali Özkan).  
         

   Ancien
de la campagne d'Afghanistan radié de l'armée pour raisons mystérieuses, Thomas s'installe sans le sous à Jerichow, au bord de la Baltique, dans la vieille baraque de sa mère qui vient de mourir. D'abord résigné à être récolteur de cornichons, il devient le chauffeur, puis l'homme de confiance d'un voisin turc semi-alcoolique, Ali, qui a épousé Laura, jolie blonde Allemande d'apparence assez fermée, quasi maussade. Elle est liée à son mari par une dette d'argent dont il s'est porté garant. Une passion adultère naît. Alléguant un voyage en Turquie, le mari s'absente quelques jours, mis à profit par les amants pour projeter une simulation d'accident de voiture mortel dudit sur la falaise. Laura entraîne à son retour Ali sur le rivage où s'est caché Thomas pour mettre leur plan à exécution. Mais elle s'entend dire que le voyage cachait une consultation cardiologique à Leipzig. Diagnostic : espérance de vie à trois mois, mais elle héritera et pourra épurer sa dette. Laura émue renonce à l'assassinat. Cependant Ali, qui a senti la présence de Thomas, évente le complot. Après les avoir invectivés, il monte dans la voiture qu'il précipite du haut de la falaise.    

  
 Quelle est l'originalité de cette énième version du Facteur sonne toujours deux fois (notamment Ossessione de Visconti) ?
   Un jeu intéressant sur la culpabilité, reposant sur l'ambiguïté. Les amants ont tous deux un passé trouble. Fortement endettée auprès d'une banque, Laura a fait de la prison. Elle couche de plus avec un fournisseur de son mari pour détourner de l'argent en l'aidant à gonfler les factures. Bien que battue et infidèle, elle témoigne une certaine tendresse envers Ali. Espèce de baroudeur qui mérita le déshonneur militaire, Thomas était également endetté auprès d'un ami, qui a réussi à se rembourser en partie en lui soutirant de force ses économies. Ceci en contradiction avec le personnage, largement de taille à défendre son pécule. Dès le départ il paraît faible et soumis, voué aux cornichons. Alors que tout en lui trahira l'individu redoutable et plein de ressources.
   Ali ne s'y est pas trompé : un malin, violent avec sa femme tout en pardonnant les incartades, au fond brave type capable aussi de s'excuser d'avoir joué au petit-chef. Thomas sera amené, dans le rôle de garde du corps, à
lui sauver la vie par deux fois. Un lien fort semble unir les deux hommes, qui aggrave la trahison. Davantage, Ali est le propre auteur de son infortune - le récit donne même à croire qu'il envisage de laisser sa femme en héritage à son employé : "Laura est une belle femme, pourquoi tu ne la regarderais pas ?" glisse-t-il en l'invitant pour le week-end - et il épargne le meurtre à ses bourreaux en se suicidant, laissant derrière lui une béance morale où s'engouffre le remord.
   Une permanente tension provient de cette ambiguïté des personnages et des situations. Laura joue avec le feu en donnant libre-cours à son désir presque sous les yeux du mari, sans qu'on le sache jamais dupe. Pendant le prétendu voyage de celui-ci
, informé qu'il n'est pas parti mais ne le sachant pas à Leipzig, le spectateur s'attend à tout moment à ce qu'ils soient surpris. Le jeu est d'autant plus trouble, la culpabilité plus diffuse, que les trois personnages sont indéniablement sympathiques. On s'émeut de la confession ultime à Laura, du contraste entre l'humilité et la violence machiste d'Ali : "Je vis dans un pays ou on ne veut pas de moi avec une femme que j'ai achetée. À la clinique, je n'ai fait que penser à toi. Tu veux rester avec moi ?"
   Direction d'acteurs sans faille, elliptique au possible, laissant au spectateur de l'air pour son inférence à lui. D'insignifiants détails adventices dramatisent l'action. Au son d'un avion, Thomas, à plat ventre au dessus des cornichons lève un très bref instant la tête : on comprend qu'il n'est pas encore dans son rôle véritable. Un train rouge et gris passe à l'arrière-plan quand il est à terre inconscient, assommé par ses créanciers. Ce train repasse le lendemain, inversant le signe, derrière l'homme remis, occupé à enfoncer vigoureusement un piquet à la masse. Revenant au signe initial il repassera une troisième fois à l'annonce du faux voyage en Turquie. Quand Ali débarque chez le même pour l'engager, Laura fait familièrement de la balançoire sous sa fenêtre. Un plan fixe dubitatif s'attarde plein cadre sur la mer après qu'Ali fut par Thomas sauvé d'une chute de la falaise. Autant de métaphores assez opaques pour déstabiliser toute précoce résolution. Même le vent et les oiseaux en son direct comme présence forte d'un potentiel indécidable installent une sorte d'expectative. 
   L'amour et l'amitié dans l'ambiguïté, les figures jouant et déjouant ces enjeux, tout cela est résumé dans le quatuor faussement sentimental ponctuant les séquences, d'un lyrisme grinçant en gamme descendante. Bien entendu le recours à la musique est plus facile que le travail des images et son et de leurs relations. Et à cet égard, cadrage et montage restent très sagement fonctionnels. En bref, Petzold se montre davantage grand artisan à idées d'artiste qu'artiste. 14/05/14
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