CINÉMATOGRAPHE

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L'ANGE
Patrick BOKANOWSKI

DESCRIPTION

 

On peut distinguer une série de six séquences lisibles (1,2,3,4,5,6), entrecoupées de séquences interstitielles (a) où les règles de la représentation sont transgressées par excès. Chaque scène correspond à un plan fixe.

(a) En dominante chromatique or sur fond de nuit noire, une silhouette humaine se dessine d'abord dans le chaos d'une fournaise toutefois maintenue à l'état solide par des motifs identifiables de nervures rayonnantes et déviées avec ordre. Cette figure laisse pressentir le motif de l'aile, en rapport avec le titre. Elle va se développer en variations sur des marches d'escalier, lattes de caillebotis ou de persiennes, étoffe rayée. Suit une série de six scènes identifiables, d'une tonalité oscillant entre absurde et grotesque et entrecoupées de séquences interstitielles (a) d'une aveugle quête tendant à l'abstraction picturale.
1) Un sportif en collant début 20e siècle exécute en survitesse un ballet acrobatique et cruel consistant à sabrer à coups répétés une poupée suspendue au plafond. Cadrant tour à tour à distance à travers la porte depuis un étroit couloir puis au sein de la salle parallélépipédique et nue dans des teintes sombres et uniformes tirant sur le bleu de Prusse, la caméra semble indéfiniment se régler sur le point de vue le moins soutenable.
(a) Saisi à intervalles par brusques éclats de lumière un homme gravit les marches d'un escalier intérieur d'immeuble ancien, introduisant un principe de structuration de l'espace et un début d'intelligibilité. S'agit-il de la vie de l'immeuble ? Peut-être, mais non contemporaine en tout cas.
2) En plan d'ensemble par plongée aiguë originée plus haut que le plan du plafond, éclairée dans le noir, une femme accoutrée en servante du dix-huitième siècle traverse le champ de haut en bas. Elle pose une cruche rougeâtre sur une table ornée d'une coupe de fruits, d'un livre ouvert et d'une plume dans son encrier. Retour au plan d'ensemble noir mais traversé de bas en haut. Retour à la table : la cruche tombe et répand du lait en se brisant. Puis alternance cruche se brisant/servante, etc. On découvre alors l'écrivain attablé sur un fauteuil Voltaire, dont l'œil exorbité braqué en direction des débris de la cruche hors-champ traduit la stupeur horrifiée de l'homme habitué à être obéi. La répétition du plan de la chute se fige en la multiplicité chronophotographique de cruches jalonnant la trajectoire de ladite chute. Des plans fixes de l'objet immobile éclairé sans variation font prendre conscience de l'absence de mouvements d'appareil. Tout bougé s'inscrit ici dans les limites du cadre. Par un changement de perspective rétrécissant et déformant, des plongées d'ensemble originées à ciel ouvert en deçà du plan du plafond remontrent la servante posant la cruche fatale sur la table.
(a) Puis série d'images brouillées par la vitesse et la fragmentation lumineuse du plan, où s'entr'aperçoivent, d'une part, un homme allongé sur le parquet et appuyé sur un coude, l'autre main débordante des pièces d'or éparses tout autour, d'autre part de l'eau déferlant furieusement dans l'escalier, envahissant et détruisant tout. Un plan serré sur des degrés (secs) évoquant Potemkine achève la chaotique séquence.
3) Après un gros rire dément off en raccord par anticipation apparaît une salle de bain rudimentaire. Pièce à murs crème, nus en perspective cavalière, les quatre arêtes perpendiculaires à l'écran partant des angles du cadre ainsi défini comme le côté ouvert d'une boîte parallélépipédique (artifice déréalisant). Elle est munie d'un énorme baquet reposant sur une série de lattes parallèles un peu divergentes. Un bruitage d'égouttements en gros plan sonore sur un rythme binaire boiteux donne le ton. En plan moyen, un homme chauve prend son bain avec son chien. Il éclabousse avec des gestes puérils, provoquant d'abondants débordements. Ce qui nous ramène à la séquence intermédiaire. Nouveau plan d'ensemble avec changement de rythme des bruitages accompagnés de rires. Changement d'angle par légère plongée : sortie de baignoire. Le chien un moment disparu réapparaît. Le baigneur s'habille derrière un rideau à peine déployé soutenu par une tringle transversale surplombant la baignoire. Plan moyen sur le haut du rideau laissant dépasser le sommet d'un petit miroir tenu à la main et de la tête chauve passée au peigne. Cadrage du chien plus bas à qui le monsieur donne un coup de peigne. Plan d'ensemble. Habillé en bourgeois de la moitié du 19e siècle, il pose et salue en des figures instables. Retour au bain en plan d'ensemble et plongée. Le bourgeois dans son bain se démène, fait déborder la baignoire. L'eau déferle dans toute la maison. Déluge, etc.
(a) Plan brouillé par les variations d'éclairage de personnages gravissant les marches de l'escalier intérieur. Puis la séquence intermédiaire se fait lisible : plan fixe de la coupe d'une maisonnette à une seule longue pièce meublée, disposée obliquement en insert sur le fond sombre du cadre comme un tableau de travers. Bruitage de réveil en gros plan sonore. Carillon. D'un énorme édredon à droite émerge un personnage qui va faire sa toilette tout habillé au lavabo à gauche. Carillon. Il sort à gauche. Fondu au noir.
4) Avec la reprise du violoncelle implacable et tendu, voici une bibliothèque dans une immense pièce aux murs couverts de rayonnages encombrés où s'affairent des commis parfois perchés sur des échelles. (rappelons que, les plans étant fixes, à chaque scène correspond un plan). Au premier plan à droite, de dos, attablé à son bureau et coiffé d'un bonnet plat rougeâtre à la Sainte-Beuve, le chef semble orchestrer les mouvements de la ruche soulignés par un violoncelle particulièrement nerveux. Les personnages allant et venant du bureau aux rayons ont tous la tête (déréalisée par le traitement de l'image) de Maurice Baquet. Ils transportent des piles gigantesques et d'une instabilité violant les lois de la physique. Le chef ganté de blanc pianote dans les fichiers au rythme de la musique de fosse. En contre-plongée au sommet d'une échelle un commis est dominé par une sorte de rapace empaillé aux ailes à demi déployées se tenant sur la planche supérieure. Les allées et venues sont frénétiques. Des groupes fourmillants se forment. Tout cela laisse la sensation d'une agitation tragi-comique, vaine et prétentieuse.
5) En plan lointain des personnages dévalent en file une pente de gauche à droite, se détachant sur un ciel jaune d'aurore, rythmés en fosse par des percussions et coups d'archet. Sur une sorte de plage en plan d'ensemble, une femme nue autour de laquelle se forment sous nos yeux les arêtes d'un édicule. Les personnages courent maintenant sur la "plage" munis d'armes de trait belliqueuses. Le nu dans son refuge maintenant entièrement formé semble au bord de l'affolement. Par un changement de grosseur, on peut maintenant mieux distinguer qu'affublés d'un uniforme rappelant la redingote, les assaillants sont coiffés de casques de moto. Munis d'un bélier ils foncent vers le bord gauche du cadre. Quelque chose se pulvérise dans le noir où taille à intervalles une hache brandie. La femme nue se drape d'une étoffe rayée flottant au vent.
(a) Des faisceaux lumineux alternant, se croisant, fouillant l'obscurité, évoquent des expériences d'optique.
6) Curieuse composition inspirée des gravures de L'Encyclopédie de Diderot. Éclairée de derrière par un jour émanant d'une fenêtre carrée, une femme enveloppée du voile rayé est assise de profil devant l'extrémité d'une table de profil également sur laquelle est fixé quelque incompréhensible instrument de géométrie. À gauche, face à l'autre bout de la table un homme en position instable, la jambe gauche fléchie très en arrière, et la jambe droite fléchie à angle droit en avant. Il tient dans ses mains un instrument non moins bizarre. Au plan suivant il le fait lentement glisser sur la table en direction de l'autre, fixe.
(a) Deux figures géométriques en fuseaux de cordes se rapprochent au même rythme et entament un ballet comparable à une parade nuptiale. Retour au noir où dansent des taches de lumière granuleuse qu'une main tente un moment de saisir. Des faisceaux de lumière à dominante orangée reviennent accompagnés de bruitages de machines industrielles où se distinguent des halètements pneumatiques. Changement d'angle sur les sources lumineuses passant de face à profil. Une porte s'ouvre. La table se combine aux effets de faisceaux. Une silhouette blanche paraît. Un saxophone prend le relais en fosse. Diverses figures lumineuses scintillantes se succèdent. Des trouées dans le noir saisissent un instant des silhouettes dans la cage d'escalier. En plan serré les marches sont cadrées plein-cadre (effet Potemkine encore). Le voile rayé soulevé par l'air d'abord isolé dans un plan, semble orner comme des ailes le dos d'un personnage gravissant les marches plein-cadre en tournant le dos à la caméra. Jeux de matière, de couleurs et de lumière sur les formes déplacées du motif de l'aile. Au centre de déflagrations lumineuses, apparition brusque, au milieu d'arbres nus ramifiés comme des projections explosives en expansion, de silhouettes humaines. Transformation des figures sur la base du motif de l'aile à travers différentes matières lumineuses. Spots de lumière neigeuse accompagnés d'une mélodie au violoncelle. La musique minimaliste se répercute en échos contrapuntiques. Une lumière éclatante et dorée plein-cadre clôture le film après réitération de plus en plus serrée.

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