CINÉMATOGRAPHE 

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Michelangelo ANTONIONI
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Identification d'une femme (Identificatione di una donna) It.-Fr. couleur 1982 128’ ; R. M. Antonioni ; Sc. M. Antonioni, Gérard Brach, Tonino Guerra (collaboration) ; Ph. Carlo Di Palma ; M. John Fox ; Pr. Iter Film SP.A./Gaumont ; Int. Tomas Milian (Niccolo Farra), Daniela Silverio (Mavi), Christine Boisson (Ida), Marcel Bozzuffi (Mario), Veronica Lazar (Carla Farra), Lara Vendel (la fille qui a eu des relations avec Mavi). 

   À Rome, le metteur en scène Niccolo Farra récemment divorcé est à la recherche pour son prochain film
d'un visage de femme. Par des menaces anonymes il est sommé de quitter sa nouvelle maîtresse, l’aristocrate Mavi Luppis. Sa sœur Carla, gynécologue, est en butte à des difficultés professionnelles laissant supposer des représailles en rapport. Le protagoniste soupçonne l’entourage des aristocrates fortunés auxquels Mavi le présente tout en l'assurant avoir pris ses distances avec son milieu.
   Pour échapper à la surveillance ostensible dont il est l’objet, le couple se réfugie dans une maison de campagne louée par Niccolo, ce qui ne fait que souligner le malaise, survenu durant le voyage dans le brouillard. Mavi doute de la profondeur des sentiments de son amant. Ils rentrent à Rome mais bientôt la jeune femme disparaît. Niccolo se met à sa recherche. Il rencontre une jeune fille de sa connaissance qui lui confie avoir couché avec elle. Niccolo relance brièvement une ancienne maîtresse puis fréquente Ida, jeune comédienne qui semble bientôt très amoureuse.
   Malgré la séparation les menaces persistent sous la forme d'un bouquet de chrysanthèmes adressé à son domicile. Désireuse d'aider Niccolo exaspéré Ida retrouve la trace de Mavi. Niccolo et celle-ci se considèrent de loin en silence dans un escalier d’immeuble (selon Deleuze, "on ne saura pas [...] si elle a vu ou non le héros blotti dans la cage de l'escalier.", L'image-temps, p. 17). La douleur de la séparation définitive se lit ensuite sur le visage de la jeune femme observant son ancien amant s’éloigner dans la rue. Lequel emmène Ida à Venise où il propose le mariage. Mais elle se découvre enceinte d’un autre avec qui elle dit s’accorder mieux tout en reconnaissant Niccolo comme son véritable amour.
   Le cinéaste va renouer avec sa solitude romaine. Il songe à la réalisation d’un film de science-fiction comme le lui avait suggéré son neveu, l'enfant de Carla. 

   Passant de l’illimitation angoissée à l’impasse de l’icône, Niccolo réunit un vain éventail de visages féminins photographiés, depuis la jeune terroriste jusqu'à la mythique Louise Brooks. En même temps ses aventures féminines semblent le convaincre que les femmes de chair ont beau témoigner une passion amoureuse, se présenter souvent en tenue légère, Mavi faire convulsivement l’amour, voire Ida aux WC s'essuyer le sexe sous nos yeux, elles n’en livrent guère davantage d’elles-mêmes que la surface glacée des photos des visages placardés au tableau. Irréductible fossé ou incapacité d’assumer l’altérité?  Les deux semblent aller de pair.
   Le tragique indicible et sa possible résilience, ceci sur la foi de l’aporie du vrai passant par l’artifice du flux filmique, telle est la gageure que tente de résoudre tout artiste de cinéma exigeant. Antonioni y parvient-il ?
   Dans tous les cas, la représentation s’avérerait impuissante. Seuls les écarts tropiques sont susceptibles de posséder une puissance de questionnement suffisante.
   Ici la tragédie de l’incommunicabilité des sexes transparaît dans des figures telle que la maison de campagne que Niccolo dit « construite sur du vide » car édifiée sur une ville romaine. Le couple ne l’atteint qu’après avoir traversé une zone d’épais brouillards, théâtre d’événements violents selon un automobiliste qui, surgi de nulle part, semble en plein délire : « Ils ont tiré. Il semble que quelqu’un soit tombé dans le fleuve. Des cloches ont sonné… ». Les deux amants s’y sentent menacés et se perdent mutuellement de vue après une violente dispute, puis se retrouvent.
   Des choses énigmatiques jalonnent en général l’histoire comme autant de questions insolubles. Un coquillage géant que caresse Mavi avec un petit sourire, une sorte de nid de guêpes en forme de calebasse dans les ramures d’un arbre. Figures résolument féminines à l’instar de ce rideau agité sous les yeux de Niccolo, curieusement à l’extérieur, séparé par une fenêtre, comme d’un corps ondoyant sous une robe sans ouvertures.
  
   Certaines sont plus explicites. La revue d’obstétrique que consulte Niccolo chez sa sœur et la radio du bassin sous son cadre de verre mural qu’il allume machinalement par intermittences en téléphonant, tout en anticipant la dernière aventure, pointent un enjeu ultime de l’amour que Niccolo n’est pas près d’assumer.
   D’autres cependant exacerbent en sous-main le malaise : une photo prise au télescope, du soleil portant la légende « L’accroissement du volume du soleil menace la terre », la moto prenant rageusement à contre-sens la rue où réside clandestinement Mavi, l’escalier en colimaçon sans rampe de cette même maison
, cadré comme une spirale dentée, où l'ultime et muette rencontre a lieu.
   Seule voie de résilience manifestée : le film de science-fiction conte un voyage interplanétaire d’étude autour du soleil, comme s'il s'agissait de trouver un remède à l’astre de feu malade. Ce qui n’est pas à la mesure de l’échec essuyé.
   Cependant, à s’épargner la forme linéaire calquée sur un script, le récit ambitionne une forme de vérité en se déployant au gré des actions. La sonnerie du téléphone annonçant l'ultimatum du début intervient au sein d’une succession de sollicitations chaotiques : alarme déclenchée par maladresse, appel manqué de Carla laissant un message sur le répondeur, survenue d’un voisin alerté par le hurlement de l’alarme. Il apparaît donc en tant qu’événement et non élément de programme narratif dans une chronologie strictement fonctionnelle.
   Le jeu du cadre contribue à cette désarticulation du schéma narratif. À la réception mondaine, les changements d’axe mesurent un espace occupé cohérent, resituant toute chose de façon logique mais reconfigurée, surprenante. Ainsi, sur deux plans moyens de Mavi en conversation avec un homme, changement d’axe à 180°, de sorte que leurs positions relatives sont inversées et que l’arrière-plan est modifié, mais sans qu’on s’en avise de prime abord.
   Ces complications d’ordre événementiel postulant un hors champ continu sont autant de figures de l’énigme de la femme cependant, la fragmentation invitant à l'élucidation du puzzle.
   La filmicité en tout cas l’emporte toujours sur le discours scénaristique.
   Le montage obéit au même principe. La communication téléphonique entre Mavi et Niccolo, qui se trouve au cabinet de la sœur, est logiquement antérieure à l’épisode de l’ultimatum de l’inconnu jaloux. Des allusions laissent deviner des ellipses. Après l’amour, Mavi confie à son amant que la gynécologue (en l'occurrence Carla) lui a recommandé d’éviter provisoirement les rapports sexuels. « C’est pour ça que l’autre soir… », repartit-il. Une rencontre intime antécédente est donc ellipsée, désarticulation narrative qui sollicite une enquête du spectateur.
   Dans la même veine, la coupe des plans ménage un suspens qui trouvera son complément logique sous une autre forme dans un plan ultérieur. Carla a été évincée de son poste de responsabilité mais le plan est coupé avant qu’elle ne l’annonce à son frère. On soupçonne à la vue du visage décomposé de l'intéressée qu’il se passe quelque chose de grave. Ce qui ne se confirme que plus tard, quand Mavi l'apprend de la bouche de Niccolo au rendez-vous qui succède.
   Cette dislocation de la chaîne des éléments logiquement interdépendants prend une autre forme encore, faux-raccord consistant à pervertir la causalité en substituant subrepticement au contrechamp attendu une tout autre action qui lui ressemble accessoirement.
   Mavi ayant demandé à Niccolo s’il l’aime, au changement de plan il apparaît silencieux et occupé à téléphoner. Mais faux-raccord : en réalité ce n’est pas un contrechamp mais une autre séquence où seul chez lui il s’apprête à appeler Mavi au téléphone.
   Même genre d’effet au moyen du cadre dans la voiture où prennent place Ida et Niccolo, ce dernier étant au volant. Au plan suivant le cadrage intérieur derrière les appui-tête dissimule d'abord le fait que, le siège du passager étant inoccupé, il s’agit d’une autre action.
   Autant de figures filmiques de la dissociation donc, affirmant de par les structures narratives la quête impossible de l’identité d’une femme.
   Pourtant, l’esthétique reste essentiellement ordonnée à la représentation, c’est-à-dire résulte d’un choix rhétorique et non poétique. Les figures de l’énigme sont ostensiblement soumises au décor et à l’action. Elles restent des signes enchaînés à d’autres signes, jamais désancrés de la diégèse, impuissants à éclater en signifiants dynamiques qui rayonneraient en sous-main. L'objet énigmatique dans l'arbre, par exemple, dépend de la vision de Niccolo, dont l'accommodation optique soudaine est soulignée par un zoom avant.
   L’effet de vérité seul y trouve vraiment son compte dans le traitement de l’espace et du temps. Le tragique en est plus rationnel qu’émotionnel tandis que les forces vitales sur lesquelles repose la possible résilience, ce qui correspond à la vieille catharsis, représentent, on l'a vu, une part dérisoire. D'où ceci que cette beauté énigmatique du film, riche d'un fouillis de mouvements retenus, contradictoires et ambigus reste assez froidement construite. 3/11/1
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