CINÉMA ARTISTIQUE 

ÉCRITURE



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Sharunas BARTAS
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The House Lit. VO couleur 1997 120' ; R., Sc. S. Bartas ; Ph. S. Bartas, Rimvydas Leipus ; Pr. Paulo Branco ; Int. Francisco Nascimento, Valeria Bruni-Tedeschi, Alex Descas, Leos Carax. 


   Dans une vaste et vénérable demeure passablement délabrée, située en pleine nature glacée, en plan fixe succédant à une scène d'oiseaux parés d'ornements et voletant prisonniers d'une pièce fermée, un homme jeune endormi en plein jour s'éveille. La maison est toute bruissante d'activités off. Le personnage initial devient le fil conducteur de la narration par une tranquille déambulation au gré de la multiplicité des pièces reliées par des couloirs et des escaliers. Il s'arrête en contemplation à chaque rencontre de personnes ou d'animaux, qui vaquent à des occupations plus ou moins identifiables, voire insolites comme ce groupe de femmes et d'enfants entièrement nus, cadré en contrechamp fixe comme un tableau vivant. Les occupants du lieu se retrouvent autour d'une immense table abondamment garnie. Toutes les classes d'âge sont représentées à compter de l'adolescence. Nulle parole à l'écran. Seuls sont admis les sons inarticulés de deux sourds-muets et des bribes à peine audibles hors-champ de phrases en russe ou en français. Mais c'est en gros plan sonore que retentissent mastications et déglutitions. Tout est en raccord regard, champ regard/contrechamp scène ou tableau. Mais le regard de ce narrateur représenté peut être relayé par un autre, notamment adolescent quand les contrechamps sont les extérieurs d'un lac gelé resplendissant de la lumière d'un soleil bas hivernal. Bientôt le narrateur se trouve étendu mollement, câliné par quelques femmes nues, puis se déroule un rituel autour d'un grand sapin de Noël décoré. La fin s'annonce par la mort d'un joueur d'échec noir, d'une balle perdue tirée par des militaires dont les véhicules encerclent la maison, avant le bivouac dans le parc. En alternance, des visages successifs exprimant l'impuissance ainsi qu'un christ en croix de chair véritable entièrement nu
   

   Cinéma de contrepied. Ni récit divertissant ni dialogues, mais relation muette ancrée dans la diégèse (ce qui apparaît à l'écran est justifié par un regard représenté), avec prépondérance du hors-champ, champ en contre-jour ou dans la pénombre, ou au contraire hyperréaliste faisant saillir les traits du visage, en clair-obscur où brillent les yeux comme des diamants noirs pensants, sans exclusive des vieilles faces ravinées ou dévastées d'estropiés, équivalents des gros-plans sonores les moins complaisants. C'est, d'une certaine façon, ce qu'on appelle "leçon de cinéma", remarquable dans le refus du star-system et de la prépondérance scénaristique, dans le travail de la lumière et dans l'élaboration d'un univers sonore du hors-champ mis en exergue par le refus du dialogue (bruits de pas, grincements et claquements de portes, émissions indistinctes de voix, remuement d'ustensiles). L'hétéroclite des plans survenant comme des événements, sans lien logique de continuation autre qu'au gré du cheminement de l'observateur diégétique parfois subrepticement relayé, finit par se rassembler par le système des raccords reposant sur l'indivisibilité d'une réalité venant s'affirmer dans les interstices par le son et la ligne des regards. Sous les apparences d'une libre fragmentation, le film tend vers un point de vue unique.
   Sur fond de plénitude sonore exprimant une vie collective non identifiée en lieu clos,
ponctuant le déroulement des images, retentissent les pas sonores bien détachés de l'investigateur représenté, ou le souffle du vent anticipant le contrechamp des extérieurs. Associé au son, le regard se fait plus palpable. La petite toux sèche de l'observateur ambulant en gros plan provoque une modification du plan d'ensemble en contrechamp avec un effet d'humour dû à la disproportion : les occupants d'une grande pièce de la maison immobilisés en des attitudes énigmatiques, aussi variées que singulières, se retournent comme un seul homme vers la caméra, en contradiction totale avec la disparité initiale des postures
   Le parti-pris de cette espèce d'enquête d'anthropologie domestique trouve une autre voie d'unification dans le lyrisme des paysages glacés intercalés, visuellement exaltés en grand ensemble par les ors solaires, mais proximisés par les premiers plans sonores des glissements et raclements sur l'eau gelée des pieds ou des petits traîneaux à voile. Ou celui de la scène "rituelle" de l'arbre de Noël sous la forme d'une ronde de corps plus ou moins dénudés, parfois couverts de déguisements carnavalesques inquiétants, ceci au son d'une musique auxiliaire empathique. Puis apothéose sous la forme de feux d'artifice tirés d'abord sur le lac gelé nocturne, puis depuis le foyer de cheminée, à l'aplomb de la maison par le conduit de cheminée extérieure. Enfin l'occupation militaire achève l'effet d'emprise narratologique en scénarisant en abyme la mort de la fiction comme fin du film, qui se lit dans l'éclat résigné des regards des derniers portraits en gros plan. De même que les jolis oiseaux parés enfermés comme des accessoires dans leur boite inauguraient l'histoire. Celle des signes du confinement collectif, pas seulement physique et volontaire mais finalement de coercition politico-militaire, offrant ce curieux concentré microcosmique.  
   Il y a donc bien une dimension didactique dans le parti-pris de la mutité d'écran, qui, associée au régime de la découverte progressive de ce petit monde, invite à s'attacher à ce qui d'ordinaire est refoulé par l'attention dédiée à l'action en devenir associée au dialogue. En résultent des tableaux vivants séparés comme une galerie de photos, quelles que soient les dénégations avancées à cet égard et d'où qu'elles viennent. Au détriment donc de la tension entre fiction et réalité d'une part puisque le mutisme
dans un riche contexte sonore prive arbitrairement les corps d'une part importante de leur réalité, et d'autre part entre flux et incessante synthèse qui caractérisent la dynamique de l'image cinématographique. En somme, les images valant pour elles-mêmes, est privilégiée la contemplation statique du plan. Ce pourquoi sans doute y manquent les conditions du jeu d'écriture par disruption du signe entraînant une logique moléculaire. La singularité du film tient à l'arrangement des images-son donnant dans le bizarre (crucifix de chair, par ex.), donc au renforcement de la représentation, et non à la différance qui fait dérailler le récit en les désarticulant.
   Quoi qu'on puisse penser de l'obstination prométhéenne de Bartas à saisir une liberté nue sans s'émanciper vraiment de la représentation, la foncière indépendance de sa quête passionnée le rattache à la très petite famille des véritables cinéastes de la planète. 12/03/00. Révision le 01/05/21
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