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Frank BORZAGE
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L'Heure suprême (Seventh Heaven) USA  Muet N&B 1927 118' ; R. F. Borzage (John Ford pour les scènes du front) ;  Sc. Benjamin Glazer d'ap. la pièce d'Austin Strong ; Déc. Harry Oliver ; Ph. Ernest Palmer ; Mont. Katherine Hilliker, H.H. Caldwell ; M. Erno Rapee; Pr. Fox Film Corporation ; Int. Janet Gaylor (Diane), Charles Farrell (Chico), Albert Gran (Boul), David Butler (Gobin), Marie Mosquini (sa femme), Gladys Brockwell (Nana), Emile Chautard (père Chevillon), Ben Bard (colonel Brissac).

 
Égoutier à Paris, Chico rêve d'être affecté en surface, comme Gobin son voisin, qui le snobe quelque peu. Il sauve l'orpheline Diane de la fureur de sa sœur alcoolique Nana, dont elle est le souffre-douleur. Elle allait l'étrangler en pleine rue pour avoir découragé leurs riches oncle et tante de les recueillir chez eux en révélant qu'elles n'étaient pas de "good girls". Cependant Nana étant arrêtée, sans doute pour racolage, désigne à la police sa sœur comme complice. Chico se donne pour le mari de celle-ci afin d'écarter les poursuites mais, tout en précisant "sans s'incruster", il doit l'héberger - en tout bien tout honneur - jusqu'à l'enquête de la police à domicile. Entretemps le père Chevillon, prêtre du quartier, lui a fait cadeau de médailles bénites et remis une licence de nettoyeur de rue. Gobin reconnaît alors son nouveau collègue digne d'être son voisin.
   Vérification par la police effectuée, Chico,
en contradiction avec ses mises en garde, retient Diane qui allait partir. Bientôt pourtant l'amour réciproque l'emporte. L'hôte chaste achète une robe qui a tout de la robe de mariée et propose de l'épouser. Diane se sent du coup acceptée. Elle s'occupe de Mme Gobin qui est enceinte. La fragile passerelle sans rambarde reliant les deux logis au septième étage qui lui faisait si peur est maintenant franchie hardiment. Mais la mobilisation générale décrétée remet en cause le mariage. Chico en célèbre un à sa manière, sans église ni témoins, dont le rite se limite au partage des médailles bénites. Chico rejoint Gobin au départ pour la guerre. Les amoureux se promettent de penser l'un à l'autre chaque jour à onze heures, l'heure à laquelle ils se sont vus la dernière fois. Restée seule, Diane trouve la force de chasser Nana, montée chez elle munie d'un fouet pour l'asservir à nouveau.
   Papa Boul, un chauffeur de taxi ami de Chico, veille sur les deux voisines du septième, mais il est réquisitionné pour la campagne des taxis de la Marne. 
À l'usine de munitions où elle travaille, Diane reçoit la visite du colonel Brissac, ami de ses riches parents qui la courtise. Cependant, Chico est grièvement blessé. Le père Chevillon, aumônier dans la même unité, reçoit de ses mains la médaille bénite à remettre à Diane avec ce message : "je meurs en regardant en haut", allusion au passage de la passerelle pour lequel il lui avait intimé de ne jamais regarder en bas mais toujours en haut, leur devise en quelque sorte. La jeune femme ne veut pas croire Brissac venu lui annoncer la mort de son amour car leurs pensées se sont rejointes tous les jours à onze heures. La médaille que Chevillon, débarqué à la suite, lui présente la convainc pourtant, mais elle s'insurge contre Dieu. Boul déboule, annonçant l'armistice. On voit en bas dans la rue la foule en liesse. Un recadrage plus serré révèle Chico fendant la presse à contre-courant avant de surgir au septième étage. Il est aveugle et déclare à Diane, qui s'effondre sur les genoux, que ses "yeux sont pleins d'elle" et que "rien ne peut tenir Chico aveugle longtemps. Je suis un très remarquable type !".

   Récit
mélodramatique de l'épanouissement de deux âmes courageuses. Comme l'annonce le générique : "Il est une échelle allant des profondeurs aux cimes, des égouts aux étoiles, l'échelle du courage". Mais sachant éviter le genre édifiant par sa composante burlesque. Des comparses comme le gros papa Boul s'écriant au front devant les débris d'Eloïse, son cher taxi pulvérisé par un obus : "Elle a donné sa vie pour la France", font contrepoids au pathos placé au cœur de l'intrigue. Lequel se concentre au moyen d'une forte direction d'acteur sur le couple principal, grâce à quoi le visage et le corps de Janet Gaylor sont la plaque ultrasensible des mouvements les plus subtils de l'âme. Par son infantilité néanmoins, avec le ton burlesque qui convient, Chico le costaud des égouts est humanisé. Le côté hâbleur qui l'amène à répéter à maintes occasions "Je suis un type très remarquable" est un trait de naïveté que Diane reprendra plaisamment à son compte, témoignage de l'indulgente tendresse redoublant son amour.
   En rapport avec cet aspect irréel du burlesque, Paris est un paysage fabriqué de conte, au détriment sans doute de la force des images, privées de la crédibilité nécessaire à l'enregistrement du réel.
   Tout y est au fond dédié à la métaphorisation d'un monde intérieur et s'ordonne au motif de l'ascension par l'amour. Chico part des égouts, Diane du ruisseau des dames. Le septième étage est d'emblée le terrain insigne, auquel il s'agit de se rendre digne en se rapprochant du Paradis (seventh Heaven). Donnant sur les mythiques toits de Paris c'est un lieu fantastique et aérien, à la fois proche des étoiles et plongeant sur la rue, pôle de la réalité par laquelle l'idylle reste en prise sur le monde, dont l'amour surmonte les épreuves.      
   Une fragile passerelle de fortune sans rampe relie l'invraisemblable porte-fenêtre de mansarde au logement des Gobin par-delà les toits. Elle symbolise à la fois le lien social et la métamorphose de Diane qui, alors qu'elle la terrorisait, la traverse hardiment dès qu'elle se sait aimée. Le courage vient de l'amour. De paria, qui faisait dire à Chico que sauver une telle créature n'avait aucune valeur, la jeune femme est élevée au rang de citoyenne. Lui aussi, une fois promu à la surface, est reconnu par Gobin qui traverse la passerelle dans l'autre sens et pénètre par la porte-fenêtre en déclarant : "maintenant je peux te reconnaître comme un voisin". Le côté fruste de l'ancien égoutier cependant le rend touchant. Ne parvenant pas à dire à Diane qu'il l'aime, il use d'une espèce de petit-nègre : "Chico-Diane-Paradis". Pour trouver les mots, il faudra le choc, avec la mobilisation générale, de l'apparition dans l'encadrement de la porte-fenêtre de Diane vêtue de la robe blanche irréellement éclairée, comme dans un tableau.
   C'est ce genre d'artifice
qui fait la force de l'image. La participation du cadre à la diégèse par exemple, pour la sensation d'abord de renversement violent de Diane évanouie, allongée tête en bas le long de la diagonale descendante, puis de fragilité quand elle repose sur la chaussée confondue avec la frontière métaphysique du bord-cadre inférieur au pied de Chico en amorce, la moitié supérieure du corps rejetée dans le hors-champ supérieur. Le hors-champ est une force obscure d'où tout peut surgir à tout moment, tel le bras de Chico émergeant du cadre pour retenir le geste suicidaire de Diane. Le cadre intervient aussi dans la diégèse avec le surcadrage. Débarqué par la porte-fenêtre, Gobin s'étant étonné qu'en partant travailler, Chico ne donne pas un baiser à sa "femme", celui-ci s'exécute en contradiction avec la mise à distance, condition initiale de la cohabitation. À travers le judas de la porte par lequel Diane regarde descendre celui qu'elle aime déjà, sa main palpe l'endroit près de la bouche où le baiser volé avec la complicité des circonstances a été déposé.
   L'artifice qui transfigure le récit peut cependant porter de deux façons sur le contenu de l'image. Soit qu'il le reconfigure. C'est le cas lorsque l'aveugle arrive par l'escalier qui, en plongée et à l'aide d'effets d'éclairage ressemble à la fois à un œil et à cette figure de poussée éperdue qu'est la
spirale. Soit qu'il lui imprime l'impondérable d'un présent unique, échappant à toute prévisibilité, par exemple Diane se coulant dans la veste posée sur le dossier du fauteuil dans lequel elle s'assoit, tel un refuge, et qui lui fait des ailes dans le dos. Enfin il faut incarner ce qui n'est pas montrable, surtout à l'époque. En l'occurrence la sexualité, notamment dans cette métonymie de l'abandon total du corps qui mue un simple baiser en scène érotique.

  À bien des égards, œuvre magistrale, en tant que conte merveilleux surtout, mais alors inapte à déconstruire le happy-end et à relancer indéfiniment le jeu.
 31/05/20 Retour titres