CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

 

sommaire auteur titre année nationalité
 

L'ABOMINABLE HADDOCK AU TIBET1


   Tintin soulève une énigme : comment vient-on à se passionner pour un aussi fade personnage ? Quand l'intérêt du héros ne vient pas de lui-même, c'est qu'il représente autre chose, ou que l'essentiel est ailleurs. Sachant que le signe - donc le récit - se donne dans l'évidence intersubjective d'un sens, si l'on admet que le symbole lui, en se réservant, propose une activité de déchiffrement, on conclut que c'est par l'approche symbolique que s'atteignent les raisons cachées du destin exceptionnel d'un certain freluquet à houppette. J'ai choisi d'étudier de plus près Tintin au Tibet car il semble remarquablement problématiser l'enjeu symbolique particulier à Hergé. Cet album suscite d'emblée des questions comme celle-ci : au-delà du secours porté au jeune Chang, que signifie vraiment la rencontre d'un géant primitif des neiges du Toit du Monde, "dans une région désertique et d'un accès extrêmement difficile" (coupure de presse, p. 2) ?

ENJEU SYMBOLIQUE
  La première idée qui vient à l'esprit est celle d'une remontée aux temps immémoriaux. Mais on admettra aisément que s'il y a quête des origines ou autre tentative de se refaire une virginité, elle n'a en l'occurrence rien de dépaysant, apparaissant en effet comme une simple variation sur une potentialité vaguement familière au lecteur de Tintin. Ainsi la parenté entre le Yéti et Haddock saute aux yeux. Savoir quel est l'enjeu symbolique de cette ressemblance va nous ouvrir des pistes insoupçonnées.
   Mon hypothèse est qu'il s'agit d'une remontée aux origines à travers celles de la personnalité, autrement dit, au stade archaïque qui est à la base même du comique, en admettant que celui-ci ait pour vocation d'inverser en positif par le rire, le négatif du refoulé infantile faisant retour. Tintin par lui-même n'est pas comique, car ce défenseur de la veuve et de l'orphelin est un stéréotype de socialité. Le comique des Tintin repose entièrement sur l'entourage infantile du héros : Milou, le capitaine Haddock, Tournesol et les Dupondt. Mais dans
Tintin au Tibet, de plus, s'affirme un infantilisme outrancier, poussé au seuil de l'animalité. Voilà pourquoi sans doute les Dupondt n'ont rien à y faire. Car ils représentent un stade plus évolué (3 ans), où l'inaptitude relève des aléas de l'apprentissage, au comique particulier reposant sur l'obstination du réel à être réfractaire et sur l'effet boomerang de la maladresse. Mais celle de Haddock est susceptible de déclencher des catastrophes qui font courir des risques à tout le monde. Quant à Tournesol, qui figure comme incidemment dans huit vignettes au début du récit, il est d'entrée de jeu totalement dépassé. Outre le fait que l'enjeu apparent de cette aventure se passe de ses compétences techno-scientifiques, au niveau profond, son genre d'infantilisme autistique est déjà trop raffiné pour cadrer avec les rugissements inarticulés du capitaine au Tibet.


   Il n'entre en scène qu'à l'occasion du cauchemar de Tintin assoupi lors du jeu d'échec. Le "TCHANG !" retentissant du héros poussé au réveil (p. 2) nous permet de découvrir par plan d'ensemble la panique générale dans le salon de l'hôtel autour d'un Tournesol aussi muré dans sa lecture qu'étranger aux prémonitoires oscillations du pendule émergeant de sa poche. "C'est ça ! Allez cuver votre vin !..." sera l'unique réponse (autistique) du savant à Tintin manifestant son intention de s'embarquer pour le Népal. Et à partir de la page 5, il ne figurera plus dans Tintin au Tibet que sous la forme d'inanité du rêve (p. 16).
   L'aventure peut alors s'alimenter aux données les plus primitives du ressort comique, remarquables par leur affinité avec la monstruosité, celle que la société refoule aux confins. Tintin au Tibet est en effet un voyage au bout du monde de la régulation imaginaire des hommes.

UN UNIVERS ANIMISTE
   Ainsi sommes-nous dans un univers acoustique primitif, formé non de phonèmes codifiés, mais d'anamorphoses sonores que figurent la plasticité du graphisme et la transgression de la loi d'identité signifiante. "Tchang" ne désigne pas seulement un jeune Chinois sympathique, mais aussi du "champagne" par un lapsus auditif de Tournesol (p. 4), un chien pékinois (p. 6), l'éternuement d'une femme de ménage (p. 6), ou une boisson fermentée (p. 23). Il est préfiguré par le "DONG" de la cloche du dîner (p. 2), inaugurant un principe de modulation continue par lequel les entités sonores procédant plastiquement les unes des autres, conduisent à des formes étranges ou inconnues, tel le "WIUUUUW" du vent dans la



première grotte (
p. 30). Les sons semblent doués de la vie autonome et semi-matérielle d'une forme d'existence immémoriale, et Tintin hurlant "TCHANG ! TCHANG !" dans la grotte n'essuie, à sa grande frayeur, comme réponse que les ectoplasmes paronomastiques : "BING BANG" (p. 30). Le yéti d'ailleurs paraît parfois hanter les lieux, que sa silhouette se découpe dans la forme de l'ouverture des grottes (p. 29, 30, 55), ou qu'enveloppé de la toile de tente il gesticule tel un spectre (p. 42).

   Cependant, avec le "PLOUTCH" du fruit pourri qui macule la face de



Tintin  (p. 22), l'anamorphose sonore primitive rejoint le caractère grotesque d'une nature qui s'oublie comme un poupon. Des rhododendrons gigantesques comme des fossiles inspirent au capitaine cette exclamation : "Si j'avais des rhododendrons comme ça à Moulinsart !..." (p. 22), comme s'il rêvait d'un monde des origines fait à sa mesure. Où inversement, en supposant que ce soit des rhododendrons ordinaires, ce sont les personnages qui se trouvent hyperboliquement réduits à la taille enfantine.

LE MONSTRE
 Dans ce registre de la distorsion précognitive précédant la conceptualisation dans l'apprentissage du petit d'homme, on peut ranger le visage monstrueux. On sait que les bébés sont facilement effrayés par un visage nouveau, parce qu'ils ne parviennent pas à l'intégrer dans le schème cognitif de la physionomie. Ainsi, Haddock en colère est terrifiant avec ses lunettes noires de montagne à reflets bleutés inexpressifs (p. 26-27) car, contrairement à celles de ses compagnons relevées sur la casquette dans les plans rapprochés, elles restent collées à son visage (p. 26-27-28-29) auquel elles s'intègrent mieux par le contrepoint de la barbe noire. Les jumelles donnent la même impression de participer à l'unité atypique du visage chez le seul Haddock (p. 36-37).    Cet avatar de la figure primitive inaugure la série des grotesques auxquels le capitaine est le seul à s'affronter comme à des données de son monde exclusif, la "bande de joyeux drilles", ces statues de divinités surprenant son réveil au monastère (p. 47), et le cerf-volant grimaçant à sa fenêtre (p. 48). Ils n'ont d'égal que l'outrance de ses propres grimaces (p. 54).



L'ENFANT
 Les indices de l'infantilisme du capitaine se marquent encore de bien des manières. Sa qualité de marin s'accorde avec l'inévitable petit costume marin qu'ont longtemps porté les garçonnets du dimanche. Haddock se voit même en rêve réduit à la taille d'un mioche ainsi affublé (p. 16). C'est l'incoordination des mouvements, qui l'amène, par la survenue inopinée de Tintin, à lâcher la corde tenant Tarkey suspendu au-dessus du gouffre (p. 33). Sa chute de la passerelle d'avion dételée est cocasse comme supposant le champ de vision étroit des enfants. Elle entraîne les inévitables sparadraps du petit casse-cou (p. 9). L'immaturité cognitive méconnaît aussi la taille relative des objets en fonction de la distance. Lorsque, ignorant de la profondeur de son champ de perception, il découvre en contrebas éloigné les moines manœuvrant rituellement des cerfs-volants, il s'indigne : "Des petits moines qui jouent au cerf-volant... Ça ne fait pas très sérieux, ça !" (p. 48).



   Il y a aussi prépondérance du principe de plaisir. Le carillon du dîner provoque chez le compagnon de Tintin une expression de joie totale contrastant avec le ton sérieux des vignettes voisines (p. 2), puis sa gourmandise l'amène à avaler des piments rouges (p. 11). Ou bien, il éclate de rire quand l'élastique se projette sur le nez du chef d'aérodrome (p. 10). Ce qui trahit le défaut de sens moral. Ainsi sont ouvertement parodiés les "Hi ! hi ! hi !" de l'oncle de Tchang (p. 12), et les titres de la série burlesque : Grand sachem, Grand vizir, Grand Mufti, Grand Mogol, Grand chose et Grand bazar, sont successivement infligés au Grand lama (p. 48, 49, 50). Les malheureux petits Tibétains quant à eux, doivent essuyer l'outrage des plus horribles grimaces en réponse à leurs politesses coutumières (p. 53-54).
   Ceci nonobstant et considérant ses caractéristiques motrices, on peut évaluer l'âge du capitaine à environ dix-huit mois. Il se tient certes sur deux jambes, mais retourne volontiers à la quadrupédie. En faisant abstraction de la passerelle de branchages improvisés jetée sur le torrent (p. 17) toute la traversée fait figure d'épreuve des premiers pas, se concluant confortablement sur quatre pattes. Haddock est
légitimement fier de cet exploit étonnant même pour le lecteur.

         





Le "PLOUF" de la dernière vignette de la page 17 est, en tant qu'élément de la série sauvage des sons, un faux indice de la maladresse archaïque à laquelle on est en droit de s'attendre, alors qu'en outre un"DZIONNNG" vient de signaler qu'il n'a pas raté un tendeur de tente. Y font écho le "DZING" du "chorten" brisé au sommet par le choc, parce que confondant encore la droite et la gauche, le capitaine a préféré s'abstenir et opter pour l'obstacle (p. 21) ; le "BOUM" du réchaud à alcool (p. 37), bêtise clairement présentée comme caractéristique d'un enfant de moins de deux ans car : "Un enfant de deux ans [lui] s'en tirerait" ; le "TCHOUM" de l'éternuement qui déchire la tente en deux moitiés (p. 42) ; le "CRAC" de la porcelaine brisée par une chaussure rétive (p. 48).



   Sans oublier le "POOAA" sacrilège de la trompe cérémonielle embouchée par curiosité infantile (p. 61). En revanche, le capitaine est incapable d'émettre le moindre son d'alarme lorsque l'arrivée du Yéti échappe par négligence à sa vigilance (p. 56). Mais, retournement redoublé, le yéti surpris par le "POOOT" fracassant du même se mouchant est pris de panique (p. 60). L'infantilité est donc inséparable du traitement primitif des sons, qui lui confère une sorte de caution métaphorique. Mais elle se combine également avec l'animalité dont elle tire sa force expressive.

LA BÊTE
    L'animalité peut être tenue pour une hyperbole de l'infantilité. L'animal pourtant n'est pas comique en soi. Comme le singe, il ne peut l'être que dans la mesure où il évoque une forme archaïque ou monstrueuse d'humanité. C'est cette synthèse de l'infantilité et de l'animalité qui fonde je pense la spécificité comique du capitaine Haddock, plus systématiquement développée dans Tintin au Tibet.


   Il y a tout d'abord des éléments communs à l'enfant et à l'animal, comme la quadrupédie et, dans une certaine mesure, le code des mimiques. Haddock à quatre pattes pénètre sous la tente, affichant une mimique d'intimidation canine, face à Tintin et Tarkey médusés (p. 17). Sa silhouette découpée à travers la toile éclairée présente carrément l'apparence d'un sphinx (composé d'animalité et d'humanité) ou d'un chien assis (p. 16). L'expression du visage se limite généralement à deux ou trois types outrés, avec une nette prépondérance des babines rabaissées, que soulignent les hérissements de poils et de cheveux. Davantage, il existe une certaine disposition relationnelle entre les trois principales figures animales : Haddock, Milou et le Yéti, qui hurlent de concert aux pages 22 et 23 : le cri de Milou (HAOUH) répond à l'appel du Yéti (HAW-HAWAAAW), qui confirme en écho (HAW-HAW-HAW), le capitaine (qui, bien entendu, s'est coincé la barbe dans la fermeture éclair) concluant par un "AOUAAAAH !" déchirant.





   Les ressemblances entre Haddock et le toutou préfigurent les affinités avec le grand primate mythique. A la page 1, Milou et le capitaine expriment la même opinion défavorable de la montagne en fronçant les sourcils. Puis, dans l'épisode du torrent, Milou est déçu que le marin ait manqué la tasse (p.18), mais c'est lui qui la prend (p. 20), et qu'on repêche à l'endroit précis où son concurrent humain s'est rattrapé de justesse. Or la véritable cause du plongeon, le whisky, est un enjeu commun aux trois primitifs, sans doute parce qu'il engendre la régression infantile. Que le chien ait lapé son whisky met hors de lui le capitaine, la bouteille fût-elle de toute manière en mille morceaux. "Ce whisky-là n'a pas été perdu pour tout le monde !" déplore-t-il étrangement après avoir traité le chien d'ivrogne (p. 20), comme si les flaques au sol lui étaient réservées à lui. La jalousie du chien à son égard est donc réciproque. Même concurrence avec le yéti parvenu à dérober un autre flacon. En craignant d'être pris pour un "crétin de l'Himalaya", le capitaine trahit sa parenté par dénégation. De même qu'indigné que les porteurs accusent le yéti (p. 25), il redoute au contraire que leur défection n'enlève toute chance d'atteindre le voleur, lançant au Sherpa intercesseur : "Et alors ?... Résultat ?... Mon whisky ?...". Il persistera à remettre en cause le rôle du yéti (confusion burlesque de ses traces avec celles d'un ours) jusqu'à ce que la bouteille soit retrouvée vide auprès des traces (p. 26).



   Alors, associée à un bond d'intimidation simiesque, une terrible rage expectore l'imprononçable "MRKRPXZKRMTFRZ !" : figure pré-hominienne d'un non-langage, mais qui puise aux ressources hautement culturelles du système graphémique constituant la part d'humanité requise dans ce genre de comique. En même temps que s'exhibe dans la gueule béante de notre "crétin de l'Himalaya" l'épaisse langue rouge qui le rend digne du rival ainsi implacablement défié : "Descends donc, boit-sans-soif ! Si tu n'es pas un lâche !..." d'une voix de stentor appropriée à ces énormités sonores (AOUAAAAH, TCHOUM, POOAA, POOOT) qui le haussent à l'échelle du Grand Ancêtre.



Cependant les injures déclenchent une petite avalanche malicieuse venant coiffer le capitaine d'une calotte aux proportions du yéti ! (p. 27). Ils se ressemblent d'ailleurs si bien, que Tintin les confond à travers un rideau de neige (p. 31). On observe aussi que les moufles du capitaine miment, à la faveur du gros plan, de grosses paluches maladroites au contraire des autres (p. 26, 27, 28, 29, 55, 56). Celles de Tarkey qui ont la même teinte de chair mate sont plus enveloppantes (vignette 8 p. 27), ou bien épousent au contraire plus étroitement l'anatomie de la main (vignette 3 p. 28). Mais Haddock a d'autant moins d'espace-temps à parcourir pour se rapprocher de cette "espèce d'anthropopithèque", que ce dernier fait lui-même des efforts en direction de l'humanité. Sa frayeur se hurle encore en verlan canin :"HAW-HAW-HAW !", mais sa douleur trouve des accents humains : "HOUÏ ! HOUÏ ! HOUÏ ! HOUÏ ! HOUÏ !" (p. 42), ce qui produit un pur effet de burlesque comme chaque fois que l'animal s'humanise. Enfin, couvert de la toile de tente, l'œillet au milieu de la face, le voilà Cyclope (p. 42), figure primitive de l'humanité.


   En revanche, la façon dont le monstre serre Chang dans ses bras (p. 59), ainsi que sa tristesse manifeste (le dos voûté) dans un paysage désolé (p. 62), s'apparentent trop directement à l'amour humain pour être comiques; On ne peut aller plus loin dans la voie de l'humanité.

COMIQUE ET TRAGIQUE
  Il est constant que les chefs-d'œuvre du comique, quel qu'en soit le genre, sont ceux où affleure le mieux le tragique de la condition humaine. Certes il n'y a pas de comique sans tragique, en considérant que le rire comique est une défense contre ce qui est devenu impossible : le comportement précognitif, pré-œdipien, préverbal, bref, présocial de l'enfance, autrement dit rigoureusement antinomique à la socialité.
   Or ici, non seulement le comportement irresponsable, maladroit, intempestif et amoral du capitaine a des conséquences notables sur la marche et la couleur de l'intrigue, mais aussi l'infantilisme devient le principe même de l'aventure, qui peut se qualifier de quête imaginaire des origines remontant jusqu'à l'enfance de l'humanité et au-delà, grâce aux figures fantasmatiques d'un archaïsme vertigineux.
   Ainsi, alors qu'aux marches de la civilisation, les moines tibétains font barrage aux ténèbres extérieures, le petit reporter aux mille B.A. peut-il être tenu à l'inverse pour le fantoche qui anesthésie les défenses à l'encontre de forces certes dangereuses pour la quiétude de l'être civilisé, mais nécessaires à ses prophylactiques recadrages. Ne doutons pas que c'est à cette liberté, sous couvert de subterfuge, que l'on doit la profondeur qui rend Tintin si actuel.
D.W.



NOTE
1 Publié in Cahiers de recherche n°5, 1997, CORHUM-CRIH, Université Paris 8. 


 

Haut de page