CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Abdellatif KECHICHE
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La Graine et le Mulet Fr. 2007 151’ ; R. A. Kechiche ; Ph. Lubomir Bakchev ; Mont. Camille Toubkis, Ghalia Lacroix ; Cost. Mario Beloso Hall ; Déc. Benoît Barou ; Pr. Claude Berri ; Int. Habib Boufares (Slimane Beiji), Hafsia Hezi (Rym), Abdelkader Djeloulli (Kader), Alice Houri (Julia).

   Père de famille divorcé, Slimane Beiji, soixante-et-un ans, vit avec la patronne de son hôtel et Rym, la fille adolescente de celle-ci. Il est licencié du chantier naval de Sète où il trimait depuis trente-cinq ans. Avec l’aide de Rym, Slimane entreprend des démarches pour ouvrir un restaurant de couscous (graine) au poisson (mulet), une spécialité de son ex-épouse, sur un vieux cargo que toute la famille s’emploie à retaper. Les garanties représentées par son indemnité de licenciement et la valeur du bateau étant insuffisantes il invite les responsables de la municipalité et de la banque au couscous d’ouverture à titre privé, servi par les filles et belles-filles et animé par des amis musiciens bénévoles.
   Les huiles sont impressionnées, mais Kader, un des fils marié, ayant reconnu dans l’assistance une de ses brèves maîtresses du début s’éclipse en voiture, escamotant par mégarde le couscoussier rapporté de chez sa mère. Le père se lance à sa recherche sur son cyclomoteur, que des gamins lui dérobent. Pour gagner du temps, Rym subjugue l’assemblée en exécutant une danse du ventre pendant que sa mère retourne chez elle préparer la graine. Mais épuisé à poursuivre en vain les petits voleurs qui le narguent, Slimane expire. 

   L’intérêt repose sur un double aspect : le naturalisme et la construction narrative. Sur ce dernier point, la logique est implacable et cruelle, voire relève de la catastrophe, au sens mathématique du terme : quelle disproportion entre le coït furtif de Kader au prologue et le dénouement qui en découle à distance ! Quelle cruelle antithèse du montage parallèle entre la danse du ventre et la course fatale ! Et quelle fausse promesse de quiet mûrissement contient la durée volontairement ralentie des scènes de famille les plus ordinaires ! À s’en tenir à cette science du drame, le film mérite la pluie d'honneurs qui oignit sa naissance. Encore faut-il que la substance, si réaliste soit-elle, en soit crédible et ouvre sur un questionnement de force proportionnée.
   La crédibilité est sans doute la priorité du réalisateur de par le choix d’acteurs non professionnels, assorti d’une étonnante direction d’acteurs hantée par la perfection dans l’authenticité. Au point qu’on peut qualifier certaines séquences de réunion familiale de documentaire mimé. Aspect qui sans conteste est à l’origine du succès du film. Enfin un film qui dit la vérité sur la communauté issue de l’immigration !
   Mais la vérité est-elle imitable et le fût-elle, le produit de l’imitation artificielle de la vérité est-il encore vérité ? Plutôt que de s’échiner à faire entrer un monde supposé complexe, en réalité ad hoc, dans une machine qui ne comporte l’équivalent que de deux sens, il eût fallu le penser en termes de transposition. La vérité au cinéma est question d’alchimie. Ici l'on est sommé d’admirer des simulacres sous la forme de détails triviaux. L’épisode du pot de chambre de la fillette est très émouvant, mais il témoigne du vieux code réaliste prescrivant de montrer ce qui est habituellement proscrit dans les limites de ce qui est montrable, paradoxe révélateur. La caméra aura beau aller vivement de l'un à l'autre et sauter au visage avec frénésie, autrement dit, feindre une participation in vivo. Elle dérobe le vrai en affichant le procédé.
   La vérité est au contraire arrachement. Toujours surprenante, elle ne s’accommode d’aucun code. Sa condition véritable est celle de la poésie et non du documentaire. Le drame en question est donc un drame vide.
   À cet égard, en tant que chef-d’œuvre acclamé, un tel film est au fond le symptôme d’une société en plein désarroi de censurer la spiritualité. On veut des objets consommables donc immédiatement intelligibles. Au-delà des clivages entre partisans du cinéma populaire et du « cinématographe », le credo largement partagé et qui légitime la quête d’un art enfin accessible à tous - impliquant un nivellement par le bas - est celui d’un cinéma qui serait fondamentalement art documentaire. Si les critiques les plus exigeants, qui vont clamant l'identité du film de fiction et du documentaire, prenaient un tant soit peu en considération la structure même du film, ils verraient qu’il faut désarticuler la réalité pour l’enregistrer et que la nature même de ce processus est plus proche de la poésie que du discours descriptif. Au point que le déploiement filmique le plus propre ne peut être que poétique.
   Les relents d’idéologie postcolonialiste brillamment relevés par Stella Magliani, ici, ne sont à tout prendre qu’une conséquence de ce que le langage de cinéma ici employé comme mode de représentation, se calquant donc sur l'infralangue qui traverse tous les discours, relève forcément de l’idéologie dominante. 10/01/10
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