CINÉMATOGRAHE 

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Georg Wilhelm PABST
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La Rue sans joie (Die Freudlose Gasse) All., 1925 Muet N&B 140' ; R. G.W. Pabst ; Sc. Willy Haas d'apr. Hugo Bettauer ; Ph. Guido Seeber, Curt Oertel, Robert Lach ; Pr. Hirschel Sofar ; Int. Greta Garbo (Grete Rumfort), Jaro Fürth (son père), Loni Nest (Mariandt, sa petite sœur), Asta Nielsen (Marie Lechner), Max Kohlhase (son père), Sylvia Torf (sa mère), Valeska Gert (la tenancière Greifer), Werner Kraus (le boucher), Einar Hanson (le lieutenant Davy), Henry Stuart (Egon Stirner), Robert Garrisson (le magnat chilien Canez), Agnes Esterhazy (Regina Rosenow), Karl Ettlinger (le financier Rosenow, son père), Ilka Grüning (sa mère), Tamara Tolstoï (Lia Leid), Alexander Mursky (son mari, le Dr. Leid), Herta von Walter (Else), Otto Reinwald (son mari), Grigori Chmara (le serveur russe).

   
Dans la Vienne d'après-guerre en pleine inflation se croisent la misère et l'insolente richesse des spéculateurs. Tout cela rassemblé dans la rue Melchior où coexistent, à proximité du peuple affamé, hôtel de luxe, cabaret, maison de rendez-vous et même boucherie où, sous le contrôle de la police, on fait la queue en raison d'une prétendue pénurie que dément la chambre froide bourrée de quartiers de bœuf. L'unité de lieu n'est pas qu'une convention d'inspiration théâtrale. C'est un procédé de mise en ubiquité.

   L'intrigue, tout en portant sur une population humaine contrastée, se concentre habilement sur cinq (5) jeunes femmes au destin modelé par ce contexte trouble, en lien avec les enjeux sexuels : femmes pauvres, acculées à vendre leur seul bien, leur corps ; riches, en quête de compensation au dérèglement moral des hommes enivrés du pouvoir que confère l'argent. Mais il faut aussi compter avec l'exploitation des femmes de la couche inférieure des classes moyennes par les petits-chefs, comme la Greifer, propriétaire de l'hôtel Merkl, tenant commerce de vêtements en guise de couverture d'une maison de rendez-vous avec cabaret, et le boucher, "tyran de la rue Melchior" qui se fait payer en nature. Elsa (1), mère d'un bébé, que l'hôtel Merkl accepte par charité de loger avec son mari dans l'écurie, n'a pas d'autre choix que de passer à la casserole si elle ne veut pas mourir de faim avec les siens.

   Grete (2) et sa petite sœur Mariandt vivent chichement dans un immeuble de la rue avec leur père, le conseiller Rumfort. Suite à la dissolution du corps des fonctionnaires, ce dernier accepte, contre démission, de toucher deux années de salaire qui seront dilapidées dans une opération boursière truquée, tandis que Grete est chassée de son emploi de bureau pour avoir refusé les avances du patron ; ce qui contraindra les Rumfort à louer une chambre au lieutenant Davy, officier américain en mission de la Croix-Rouge avec un confrère dans la capitale autrichienne. 

   Dans le sous-sol du même immeuble réside avec des parents sans le sou, Marie Lechner (3). Grete et Marie, qui est menacée du bâton si elle oser rentrer sans viande, font la queue à la boucherie une bonne partie de la nuit en vain. Tandis que Grete tombe d'inanition, Marie est tentée de suivre l'exemple d'Elsa. Elle est amoureuse d'Egon, qui élude son désir de vie commune. C'est le secrétaire privé du financier Rosenow, instigateur, avec la complicité du magnat Canez, et du juriste Leid, de l'opération financière qui ruine Rumfort. 

   Egon tourne aussi bien la tête de Regina (4), la fille de Rosenow, dont il est soupçonné convoiter la fortune, que de Lia (5), l'épouse de Leid, qui propose au beau secrétaire de la retrouver au Merkl. Le jour du rendez-vous, qui a lieu avant la déconfiture boursière, Grete est venue à la boutique pour un manteau de la part de son père. Une fourrure jugée trop chère lui est proposée avec arrière-pensées en paiement différé sine die. Dans le même temps, aux abois et résolue à s'y compromettre, Marie en visite chez Greifer, est remarquée par Canez venu faire la bombe côté cabaret. Il sort un gros billet et l'entraîne dans une chambre, qui est contiguë à celle d'Egon et Lia. Elle deviendra sa maîtresse puis rompra pour finir sur le trottoir.

   Ayant laissé Canez partir en avant, Marie restée dans la chambre peut en se haussant voir de dos, à travers les "réserves" décoratives d'un haut carreau dépoli de la porte de séparation, Lia remettre en vue de spéculations ses bijoux à Egon, lequel s'esquive en premier. L'amoureuse bafouée pénètre silencieusement dans la chambre et étrangle sa rivale. Suspecté, Canez est protégé par la haute autorité diplomatique. Regina Rosenow propose à Egon de s'enfuir ensemble, certaine qu'il a tué et dépouillé Lia pour jouer en bourse. Version que par vengeance Marie sert à Canez, qui en informe la police.

   Egon est incarcéré. Regina en visite dans sa cellule lui assure maintenant qu'elle l'aime et le croit innocent. Il est du reste libéré suite à la confession au commissariat de Marie qui, pardonnée, lui confie n'avoir jamais aimé que lui. 

   Revenue rendre la fourrure, Grete est invitée à la conserver au prix de rendez-vous galants dont elle déçoit systématiquement les attentes. Mais elle a été vue en compagnie de Rosenow en ce lieu équivoque par le confrère de Davy, qui lui verse une rente de soixante dollars en sus du loyer. Pour avoir cependant accusé de vol la petite Mariandt, ce dernier est congédié par le père. Mais Grete débusque deux boites de fruits au sirop chipées par sa sœur. Elle a beau s'excuser, Davy est poussé à passer outre par le confrère qui l'a surprise chez Greifer. Pour lui prouver la conduite indigne de son hôtesse, il l'y invite à l'occasion d'un spectacle leste de cabaret. Alors que, perturbée par le vacarme des fêtards, la population manifeste à l'extérieur son hostilité, le lieutenant est témoin d'une nouvelle tentative de rendez-vous galant de Grete, qu'il ignore être aussi vaine que les autres. Il ne pardonne pas une telle conduite, incompatible avec la rente de soixante dollars, qu'il n'a pas suspendue. 

   En même temps le père a découvert dans le courrier la notification de celle-ci. Il survient pour s'accuser auprès de Davy d'avoir laissé sa fille à la merci de Greifer. Du plus un certain serveur russe témoigne de son innocence. Davy peut alors laisser s'exprimer son amour pour Grete tandis que le public du cabaret est chassé par la foule qui brise les vitres à coups de pierre.

   Entretemps, Elsa assassine au hachoir le boucher qui l'a repoussée brutalement quand elle quémandait de la viande pour sa survie et celle des siens. Elle et son mari ont été relogés dans l'attique de l'hôtel où un incendie se déclare. Seul l'enfant descendu par une corde dans la rue au bon soin des émeutiers est sauvé.

 
   En neuf actes, une intrigue fort complexe, remarquablement conduite grâce à une science des nœuds, qui permet au récit de combiner par moments avec audace des fils épars en ouvrant des bifurcations. Des faits qui semblaient parallèles se trouvent interférer autrement que par fonction. Par sa violence proportionnée au cours des événements, l'émeute de la fin rend compte du contraste du spectacle leste avec l'injustice sociale, elle prête son énergie au retournement relatif à l'idylle entre Grete et Davy, et figure l'espoir en l'avenir en faisant le peuple hériter de l'enfant rescapé. De même que le rassemblement, dans une même rue, du Carlton et de la maison Greifer en passant par la boucherie est aussi significatif qu'improbable. Ce genre d'invraisemblance était la chance d'un film dont le réalisme social risquait de tourner au discours politique édifiant. On sent d'ailleurs, dans ce troisième opus de Pabst, une certaine indécision dans le fait de mêler témoignage social et mélodrame, ce dernier quant au destin de Marie, ou dans les efforts maladroits pour que le malheur s'applique à
bien marquer les visages, ceux d'Elsa et de son mari notamment, figure mélodramatique de la Sainte-famille. Le tout couronné d'un double happy-end : l'enfant sauvé et le bonheur trouvé du couple Grete-Davy par un revirement sur coup de théâtre.

   C'est tourné en studio par trouées de lumière dans le four social, excepté aux scènes de rue nocturne où la lumière diffuse et teintée semble surprendre des êtres fantomatiques aux mouvements alentis, auxquels s'oppose l'agitation effrénée des fêtards. Le dilemme est palpable : on ne peut éclairer les consciences en donnant à voir l'injustice sociale jouée et reconstituée artificiellement. Le besoin se fait sentir de briser les codes narratifs comme cela est tenté avec cette "science des nœuds", qui fait éclater la linéarité. À l'inverse, le montage parallèle dénonciateur par contraste est insuffisant. Au cabaret Canez porte un toast en l'honneur des "beautés viennoises enviées du monde entier". Suit un plan des ménagères épuisées dans la file d'attente nocturne de la boucherie. C'est par réaction sans doute contre ce genre de cliché que s'insèrent d'authentiques poussées d'écriture cinématographiques perturbant la causalité monologique.
    Comme montage parallèle, en effet, il y a mieux. Alors que le spectacle leste affiche un trio de femmes nues, en parallèle, se reflète en triple exemplaire dans les trois portes de l'armoire à glace devant laquelle se morfond Grete en tenue provoquante de rigueur, le digne serveur russe, avant de se lancer sur elle pour l'enlacer. Un personnage ambigu, sorte de supplément du récit, qui surveille les allées et venues de Grete à laquelle il s'est présenté avec force compliments bien tournés sur son charme. Le voilà donc soudain gagné par la fièvre orgiaque du cabaret. Pour finalement se raviser devant la frayeur de la jeune femme puis témoigner auprès de Davy de son innocence. Quelque flottement dans les rouages du registre psychologique reporte ainsi les motifs d'action au-delà des ressorts de l'individu. Egon de même est un pivot de l'enjeu érotique sans qu'on sache vraiment les motivations du personnage. Regina s'est déclarée mais pas lui. L'ambiguïté de l'intérêt financier domine alors que Regina,
pour que l'amour y trouve ses droits, proposait soit de s'appauvrir elle-même, soit qu'il s'enrichisse. Rien n'a changé à cet égard. Il y a quelque chose de diabolique dans les puissants jets de fumée des naseaux d'Egon à l'annonce par Canez et Rosenow de la combine. Comme si la pression intérieure s'était accrue à l'évocation des millions. À un autre moment, un objet tombe de la veste que lui apporte amoureusement Marie, mais c'est sa serviette de serviteur de la finance. En plongée, elle s'associe aux jambes de Marie, simple jalon dans la série des plans serrés sur les jambes des femmes à la discretion des nababs. Autrement dit Egon est davantage une figure socio-économique qu'un véritable personnage, dont le côté lisse, qui tranche au milieu des autres personnages, l'apparente à un simple relai de la mécanique sociale. De même que les contorsions grimacières de Greifer confinent à la folie, celle de la sauvagerie des marchés parallèles. Surtout quand elle figure sur la scène du cabaret au centre d'un groupe de femmes déguisées en anges dont l'air grave contraste avec son dévergondage. En quelque sorte, le ver dans le fruit. Autre genre de figure donc, dont la passion pour Grete - qui la rend si tolérante à une vertu contraire à ses intérêts - relève davantage du flair de la trafiquante que d'un lesbianisme de surface qui n'est pas non plus à exclure. N'oublions pas qu'il a fallu rien moins qu'un deus ex machina pour sauver la jeune femme des griffes (all. Greifer, "pinces", greifen, "attraper") de la proxénète. Rien ne vaut du reste le grotesque pour faire bouger les lignes trop rigides de la démonstration, de façon proportionnée à la démesure du réel. Le plan rapproché sur le postérieur tendu de l'"oncle", un des clients du bordel, nous a épargné une leçon de misérabilisme. Il fait contrepoids aux défilés lamentables des traine-misère, qui ne sauraient convaincre personne par eux-mêmes. On s'aperçoit alors que le vrai naturalisme, qui n'est pas imitation pure et simple, ne va pas sans accentuation de l'artifice. Il fallait à l'œil de Marie braqué sur la scène qui lui inspire le meurtre le subterfuge du motif stigmatisant du verre dépoli interposé pour dépasser l'identification, c'est-à-dire un "à la place de" dérisoire s'agissant d'une telle souffrance. C'est pourtant tout de même le côté mélodramatique de l'intrigue sociale qui l'emporte.

   Tout porte à croire que le succès international du film fut davantage redevable aux compromis avec le consensus qu'à une critique véritable de la condition sociale, qui se réclame d'une audace artistique ici encore à mi-chemin. 26/08/22 Retour titres Sommaire