CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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King VIDOR
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La Foule (The Crowd) USA Muet N&B 1927 98' ; R. K. Vidor ; Sc. K. Vidor, John V.A. Weaver, Harry Behn ; Déc. Cedric Gibbons et A. Arnold Gillespie ; Ph. Henri Shars ; Mont. Hugh Wynn ; Pr. MGM ; Int. Eleanor Boardman (Mary Sims), James Murray (John Sims), Bert Roach (Bert), Estelle Clark (Jane), Daniel G. Tomlison (Jim, premier frère de Mary), Dell Anderson (Dick, deuxième frère), Lucy Beaumont (la mère), Freddie Burke Frederick (John Sims), Alice Mildred Puter (sa sœur).

  
À New York, John, un futur grand homme selon son père trop tôt disparu, végète comme commis aux écritures dans une grande compagnie d'assurance. Par amour il épouse Mary qui lui donne deux enfants. Le tempérament insouciant lui valant cette position médiocre entraîne des conflits conjugaux, surmontés grâce à l'amour et à la patience de sa femme, malgré le mépris affiché de la mère et des deux frères de celle-ci à son égard. Mary rassure John par ces simples mots : "Ils ne comprennent pas mais ce n'est pas grave". Le loser gagne bien une prime de cinq cents dollars pour l'invention d'un slogan publicitaire mais sa fille cadette appelée avec son frère dans la rue pour les cadeaux acquis à cette occasion est mortellement renversée par un camion. Profondément perturbé, John ne parvient plus à aligner les chiffres au bureau. Il démissionne et, malgré les encouragements de Mary, abandonne successivement différents emplois, de sorte qu'elle doit subvenir aux besoins du ménage comme couturière. Il décline même l'emploi que lui proposent ses beaux-frères, au prétexte qu'il s'agit d'aumône. Pendant qu'enfin il décroche un boulot d'homme-sandwich jongleur après avoir galéré dans les files d'attente, Marie assistée de ses frères fait ses bagages. Mais elle ne peut résister quand, rentré avec un bouquet et trois billets pour le music-hall, il l'invite à danser au son d'un récent succès sur disque de Johnny Marvin.

   
Le titre désigne le principe de réalité, qui passe par la machine sociale. À chaque nouvelle épreuve s'associe la foule. Innombrables gratte-papier de l'open-space témoins du patinage sur place puis de la dégringolade du petit bureaucrate, curieux s'agglutinant autour du drame, badauds de la rue auxquels le papa de la fillette agonisant tente en vain d'imposer le silence, files interminables des chômeurs quand il ne trouve pas de travail, voire, troupeau de parents et d'amis saluant le départ des jeunes mariés en voyage de noces. Lequel est ironisé par le cliché des chutes du Niagara terminant inscrit sur un panneau le déroulement progressif de la liste des stations du parcours. À la fin du film un travelling arrière vertical à la grue révèle l'extravagante étendue de la masse des spectateurs riant avec les protagonistes. Même l'autonomie du rire est confisquée. Il faut se résoudre à être un petit rouage dans la démesure du système avant de pouvoir s'en arracher pour briguer l'accès aux leviers. Car la foule est sans pitié. "Avec vous, la foule est toujours prête à rire mais elle ne pleure qu'un jour" dit un carton. Les espérances à cet égard ne peuvent être suivies d'effets que si elles s'accompagnent d'action. John est victime du rêve de son père, à qui il accorde une toute-puissance qui le dispense du moindre effort. Voilà pour la morale.
   Le danger est de s'en tenir au constat. Surtout si toutes les issues sont bouchées. C'est le cas avec cette merveilleuse épouse, qui succède au père idéal en prenant en charge celui auquel convient si bien le rôle de clown avant même de se concrétiser dans le métier d'homme-sandwich, d'avance assigné par le savon à barbe couvrant ses joues. Un destin dont la cruauté se mesure au renversement du sarcasme proféré aux dépens d'un homme-sandwich entrevu au début : "Pauvre type ! Et je parie que son père le destinait à être président !" Voire, l'érotisme et le lyrisme de l'idylle sont au service d'un éloge de l'amour qui se subordonne à la vision fataliste du bouffon social. Un monde d'autant plus fermé que voué à l'anthropomorphisme de la représentation. Nul jeu moléculaire pour faire vaciller les catégories qui nous ramènent immanquablement à la fatale domination du grand nombre.
   Toute la finesse d'observation de l'excellente direction d'acteur pour en venir à cette résignation. À leur première dispute Mary prenant conscience que John vient de claquer la porte lâche le tablier qu'elle tenait dans la main. Celui-ci ne choit pas d'un coup mais selon la logique d'un geste inconscient. On sent que les muscles des doigts se relâchent progressivement, le vêtement d'abord retenu par un ruban de ceinture ou de bretelle se déploie puis disparaît hors-champs dans un deuxième temps. Quand le chômeur à répétition refuse le travail proposé par ses beaux-frères, la jeune couturière à sa machine se lève comme une vieille en s'appuyant péniblement sur un dossier de chaise. Mais, sur le point d'abandonner le domicile conjugal, la même trahit ses véritables sentiments à flairer en douce le petit bouquet qu'elle vient de recevoir des mains de John. Tant d'autres choses encore témoignent de la sensibilité du réalisateur ! Celle-ci lui impose l'élégance d'une économie du cadre et du montage. Voyez comme le désir de John de trouver un refuge contre sa belle-famille le propulse chez son ami Bert. Il file d'abord dans la rue accompagné en travelling latéral, dont l'énergie se convertit par surimpression dans la rotation en gros plan d'un gramophone qui se mue en tournoiement du trio de danseurs formé par Bert et deux filles, l'une d'elles bientôt dans les bras de John sur la piste de danse.
   Autre point fort digne de la liberté d'écriture : la combinaison des décors naturels et du burlesque, voire, une indistinction des genres qui est la marque de génie du muet. Paradoxe de la ville de New York crédibilisant la dérision. Mélange de trivial et de gigantisme, de farce et de réalisme. Cela se concrétise dans le petit logis assez keatonien du jeune couple. Réaliste en tant qu'emblématique d'un niveau social. Situé au niveau du métro aérien, dont les WC forment par malice l'arrière-plan de la table du repas en raison d'une porte obstinément défectueuse. Farcesque dans l'excès d'ingéniosité du mobilier intégré, une sorte de surimpression
en trois dimensions des différents espaces fonctionnels, au seuil de l'impossible. Un système spatial transeuclidien qui prend une valeur dramaturgique en s'affectant des avatars du couple. Tous les mécanismes s'animent avec grâce sous la main experte de John avant de se déglinguer en concordance avec la situation.
   Manque néanmoins à cette incontestable maestria le feu sacré qui volatilise les automatismes mentaux, auxquels ce chef-d'œuvre de la caméra cède si bien que le happy-end de la présente version n'est que l'alternative à l'usage d'un public ad hoc de la version appropriée au public opposé. 
14/10/21 Retour titres