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Faute d'amour (нелюбовъ) Rus., Fr., All., Bel. VO (russe) 2017 127' ; R. A. Zviaguintsev ; Sc. Oleg Negin et A. Zviaguintsev ; Ph. Mikhail Krichman ; Mont. Anna Mass ; Son Andreï Dergatchev ; M. Evgueni et Sacha Galperine Pr. Non-Stop Production, Arte France Cinéma, Why Not Production, Les Films du Fleuve, Senator Film Producktion ; Int. Mariana Spivak (Genia), Alexeï Rozin (Boris), Matveï Novikov (Aliocha), Marina Vasileva (Macha), Andris Kreiss (Anton), Alexeï Fateyev (le coordinateur).
Séparés et chacun recasé en couple, Genia et Boris font visiter leur appartement mis en vente pour cause de divorce. Ils s'invectivent constamment, pleins de haine. Chacun veut se décharger sur l'autre de la garde d'Aliocha, le fils de douze ans mal aimé, non désiré. Secoué de sanglots celui-ci perçoit tout cela dans la promiscuité de l'appartement. Sa mère est extrêmement dure avec lui. Le lendemain matin il part au lycée. On ne le reverra plus. Il a disparu à jamais, introuvable malgré les moyens considérables mis en œuvre par une équipe volontaire de recherche des enfants perdus, la police ayant d'autres chats à fouetter.
Beaucoup plus tard, Boris avec sa femme Macha et leur petit garçon, qui marche déjà, vivent chez la mère de Macha. Genia est avec Anton dans son luxueux appartement. Reste quelque affichette d'avis de recherche dans la ville et, flottant au-dessus d'un étang, un fragment de bande de délimitation de travaux qu'Aliocha avait balancé au début sur la branche d'un arbre.
D'une part des personnages odieux dans un monde en perdition, d'autre part le sacrifice d'un garçonnet aux yeux bleus ("tu voudrais garder un petit ange toute ta vie" dit la coiffeuse à la mère), calculé pour apitoyer, et être un révélateur de la noirceur de l'environnement, fonction relativisant la question de savoir ce qu'il en est advenu. Nonobstant la qualité de la photographie et de la prise de son, l'impeccable direction d'acteur, et l'intérêt documentaire de la recherche d'enfants perdus par une association dont le coordinateur apparaît comme le seul personnage crédible de l'histoire, la corde sensible mélodramatique est tendue à l'extrême.
Le monde qui va mal n'a rien à envier à celui, décadent, des petits-bourgeois dont les loisirs consistent en selfies avec leur smartphone, accessoire qu'on verrait bien dans la main de Dieu au plafond de la chapelle Sixtine. Dans le train que prend Genia pour aller travailler, la plupart des voyageurs sont penchés sur leur téléphone. Au restaurant où elle dine avec Anton, un joyeux groupe de jeunes femmes à la table voisine s'écrie : "On boit à l'amour et une selfie"
Informations en cascade sur la guerre en Ukraine à la télé et à la radio de bord des voitures. La société où travaille Boris en "open-space" est dirigée par un Orthodoxe intégriste, "barbu" qui a droit de regard sur la vie privée de ses employés. Les personnages sont pris dans une fatalité généalogique se concrétisant dans la figure de la mère de Genia, une "Staline en jupons" vivant barricadée dans une espèce de forteresse à trois heures de route de Moscou, en grande banlieue. Partout la haine en direct ou figurée, notamment dans le cadavre horriblement mutilé d'un enfant à la morgue pour l'identification. "Cachez-le !" supplie Genia.
Ce pessimisme est tempéré par le piment voyeuriste des épisodes amoureux alternés des couples adultères dans un faux-jour faussement pudique. Il est adouci par la musique auxiliaire inspirée de Pärt et une tentative de poétisation laissant à penser que l'ombre de Tarkovski a du mal à se dissiper. On se souvient d'Aliocha dans Le Miroir, une histoire de divorce aussi, se répétant sur deux générations. Celle des grands-parents, pathétique car la femme attend toute sa vie le retour de l'homme, celle des parents, assumée, ce qui mettait en évidence la mutation historique entre deux époques. Patriarcat puis droit des femmes, nous en sommes maintenant à la troisième époque, celle de la crispation consumériste.
Il y a surtout des réminiscences visuelles gratuites de l'auteur du Sacrifice. Des plans "contemplatifs" de la nature, un local en ruine inondé (la "base" d'Aliocha et son copain Kouznetsov) où s'égoutte en pluie de l'eau du plafond, un champ de neige en plan général, peuplé de toute espèce de personnages animés ou immobiles à la Breughel. Quand Zviaguintsev tire un fil poétique, il se casse aussitôt.
Plus original : un écran d'ordinateur affiche un FreeCell (jeu de cartes) dans l'open-space, détail insolite dans le contexte. Ou bien, les deux jeunes femmes en état d'ébriété qui débouchent de l'ascenseur au rez-de-chaussée en badinant à l'intention des hommes du groupement de recherche, sur les dents, c'était aussi une possibilité d'abolition de la frontière entre les genres, qui est un obstacle à la poésie. Celle-ci émerge surtout, au début et à la fin, dans cette bande de délimitation de travaux prise dans la racine d'un arbre centenaire d'où Aliocha la tire. L'ayant lestée à son extrémité, il la fait tounoyer pour l'envoyer au faîte, où elle reste accrochée, pathétique témoin de sa propre néantisation.
Ce qui domine en définitive est bien le naturalisme, dont le meilleur est sans conteste dans la reconstitution minutieuse d'une opération de recherche d'un enfant perdu par des volontaires. La fameuse caméra entomologiste avec ses plans fixes et ses pivotements attentifs ne s'y trompe pas. On n'est guère sorti de la tendance générale à la fascination documentaire, ni de l'éthique de l'indignation stérile qu'elle cautionne, tuant la poésie véritable. 19/01/20 Retour titres