CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Andreï ZVIAGUINTSEV
Liste auteurs

Elena (Елена) Russie 2011 109' ; R. A. Zviaguintsev ; Sc. Oleg Neguin, A. Zviaguintsev ; Ph. Mikhaïl Kritchman ; Mont. Anna Mass ; Son Andreï Dergachev ; M. Philip Glass ; Pr.  Non-Stop Production ; Int. Nadejda Markina (Elena), Andreï Smirnov (Vladimir), Elena Lyadova (Katerina), Alexeï Rozin (Sergueï), Evgenia Konushkina (Tatiana), Igor Ogurtsov (Sacha).

   Elena, la soixantaine, est depuis deux ans l'épouse de Vladimir, riche retraité plus âgé. Dans leur luxueux appartement situé dans un quartier tranquille de la ville, l'ancienne infirmière prend soin de son époux comme une véritable servante, dormant même à part tout en étant à la disposition sexuelle du maître. La fracture sociale apparaît mieux dans la disparité entre les enfants respectifs d'un premier mariage : Katerina, la fille de Vladimir, vivant à ses crochets, belle, intelligente, cynique, et Sergueï, le fils ventripotent d'Elena, père de famille au chômage, n'ayant pas de quoi payer des études à son fils aîné Sacha. Il engrosse sa femme Tatiana et passe son temps devant la télé en buvant de la bière quand ce ne sont pas les jeux vidéo avec son fils ou les chamailleries familiales. Ils résident en banlieue auprès des tours de refroidissement d'une centrale, à quatre avec le bébé, entassés dans un petit appartement encombré. Elena abandonne sa pension d'infirmière à son fils, mais elle sollicite de plus Vladimir pour que Sacha puisse éviter l'armée en s'inscrivant à l'université. Celui-ci décline, estimant que c'est au père de se remuer pour trouver du travail.

   Victime d'une crise cardiaque, Vladimir annonce à sa femme qu'il va faire son testament au profit de sa fille, jugeant suffisante la rente à vie de veuve. Le notaire devant passer le lendemain matin, elle se décide à agir dans l'urgence : aux médicaments prescrits pour le cœur elle ajoute du viagra, formellement contre-indiqué. Il succombe. Elle détruit les brouillons de testament qu'il était en train de rédiger. La veuve va porter à son fils les liasses de billets de banque du coffre-fort après le rendez-vous du notaire. L'héritage est partagé entre elle et Katerina. Pourtant Elena continue d'occuper l'appartement, où elle a installé Sergueï avec sa famille.    

  
    Ce qui surprend au premier abord, c'est l'absence de parti-pris et de conclusion morale, même à se laisser prendre au piège de ce squat final comme d'une sorte de profanation par le bébé endormi sur le lit de mort, bière et cacahuètes dans le luxe-calme-volupté, Sacha crachant du haut du balcon comme le faisait son père au HLM. Le titre du film est un leurre. Il ne désigne pas une héroïne mais le fil conducteur de l'intrigue. Car tous les personnages sont à même enseigne. Elena est la digne mère de son fils à regarder
après l'enterrement une émission télé sur la qualité comparée des saucissons.
   Le côté antipathique de Vladimir est contrebalancé par son rôle de victime. Présentée assez comiquement par Elena comme une écervelée anarchiste et stérile, son impitoyable fille assume admirablement le charme acide de son personnage. C'est paradoxalement la moins antipathique. Elle accepte l'argent de son père sans être avide : se contentant d'afficher une attitude ironique, elle n'insiste pas chez le notaire quand Elena prétend avoir trouvé le coffre vide, et elle ne semble pas lui disputer l'usage de l'appartement. Aux obsèques la fille retient dignement ses larmes, tandis que la veuve sanglote bruyamment, de façon assez ostensible. Cette dernière pourtant a toutes les apparences d'une épouse aimante et dévouée, allant jusqu'à brûler des cierges votifs pour la rémission du cardiaque. Mais elle est traitée en esclave. Est-ce ce qui la pousse à sacrifier son mari pour son fils, tout aussi antipathique que le défunt mais dans un tout autre style ?
Elena ne fait finalement qu'appliquer à la lettre la parole de l'Évangile citée à Vladimir, à propos de l'injustice des conditions respectives de Katia et de Sergueï quant au testament : "Les derniers seront les premiers". L'opposition entre les deux milieux, accentuée par le parcours du combattant que constitue le voyage d'Elena entre les deux appartements confine, du reste, à la caricature comme un procédé didactique, qui les renvoie dos à dos. 
   À cet indécidable correspond une méthode. La description chirurgicale. Le film s'ouvre au petit matin en extérieur sur le balcon du grand appartement en partie caché par un arbre décharné et prémonitoire, sur lequel se pose une corneille, par plan fixe se prolongeant jusqu'au lever complet du soleil reflété dans une vitre opposée de l'appartement vue à travers celle du balcon. Puis on pénètre à l'intérieur comme d'un repérage des lieux, encore vides avant l'heure du réveil et l'apparition du couple. Il se termine de même au soir, la famille d'Elena étant éclairée à l'intérieur. Symétrie de l'investigation méthodique s'ouvrant par une pénétration patiente avant que ne se déploie l'action, que soutient la relance implacable à intervalles stratégiques de la musique auxiliaire minimaliste de Glass, jusqu'à la chute finale en véritable CQFD. 
   De là la froideur du filmage, l'indifférence de la caméra s'attachant par le menu à la succession des actions. Ouvrir le coffre-fort, sortir les billets, les glisser dans l'enveloppe laquelle va dans le sac à main, fermer celui-ci, etc. Les mouvements de caméra s'appliquent à épouser les déplacements en s'immobilisant au besoin dans un moment de recul, en observation à distance du personnage terminant son parcours. 
   On serait donc assigné au banal régime de l'enquête, fût-il brillamment conduit, s'il n'était rompu par quelque événement non fonctionnel, qui vienne mettre quelque trouble dans le théorème. Dans le train l'acheminant chez son fils Elena serre sur son giron le sac à main bourré de grosses coupures. Arrêt soudain en pleine voie un assez long temps. Mal à l'aise, elle se tortille en tous sens. Le convoi redémarre et l'on voit au passage à niveau un cheval et un homme étendus morts sur la chaussée. Plus loin trois silhouettes se précipitent tragiquement vers le lieu du drame. Belle allégorie de la culpabilité ! Autre cas : pendant une panne générale d'électricité, Sacha rejoint une bande de jeunes en expédition punitive contre un autre groupe. Assommé à proximité des tours de refroidissement, il gît un long moment dans l'herbe en plan fixe. La panne de courant, les tours, la haine, tout cela situe mieux encore la condition de la famille Sergueï, car hors démonstration, dans le vif d'une séquence incise. 
   Mais ce sursaut poétique, outre qu'il semble rompre arbitrairement avec la facture naturaliste, ne fait qu'en confirmer l'esprit de constat. La culpabilité et l'arriération culturelle s'ajoutant à l'enregistrement entomologique d'une déperdition générale, morale et spirituelle, qui n'est sauvée que par le cynisme de Katia, plutôt roboratif dans cette mélasse. 15/09/18 Retour titre